Marc Albert

Marc Albert

Salutations à Raquel

 

Mon rôle d’écrivain consisterait-t-il essentiellement à perpétuer, jusqu’à mon dernier souffle, la mémoire de ceux que, dans une de ses expositions de portraits d’amis disparus, Loulou Taÿeb appelait « Les Lumineux » ?

On pourrait le croire parce que le jeudi 13 septembre, j’ai été invité à dire quelques mots sur Raquel, une des personnes qui ont illuminé ma vie. C’était pour la présentation d’un livre édité par l’ « Association des amis de Raquel » à la Librairie Tschann, au 125 bd du Montparnasse. Tschann est une des rares librairies, soit dit en passant, à avoir en dépôt « Anachroniques du flâneur » (1-14) avec « La lucarne des Ecrivains » au 115 de la rue de l’Ourcq.
« L’événement » a été vidéoté. Il est visible sur YouTube grâce au lien : https://youtu.be/JzUgBgRjRiU
Cela ne dure pas moins de 39 mn, et pour ceux dont le temps de loisir est compté, je signale que ma lecture commence à la 29e minute. George Orwell avait bigrement raison, Big Brother ne cesse d’épier les moindres de nos faits et gestes. Mais ce qu’il ne pouvait pas prévoir, c’est que nous serions mieux que des victimes consentantes, des volontaires, nous-mêmes les acteurs d’un auto-vidéotage permanent. Cela permet aussi, d’avoir des images des inondations causées en Caroline du Nord par un ouragan curieusement affublé du beau prénom de Florence. Ou dans d’autres cas, d’avoir la preuve filmée de violences perpétrées par des casseurs, aussi bien que l’évidence enregistrée des violences exercées par les forces de l’ordre censées empêcher les casseurs de casser. Dans mon humble cas, cela me permet tout juste de regretter qu’aucune main amie n’ait redressé le col de ma veste, nettement de travers.

Mais au fait, au fait ! Voilà :

Salutations à Raquel

Je vois se dessiner sur le visage de Raquel l’esquisse d’un petit sourire narquois. Elle sourit de nous voir rassemblés ici ce soir, si sérieux pour lui rendre hommage, alors que rien ne lui pesait tant que les poses affectées et l’esprit de sérieux. On me demande de parler d’elle parce que je l’ai bien connue. Je l’ai mieux que bien connue, je l’ai aimée comme on aime à vingt-et-un ans. Et j’aimais, à travers elle, la découverte simultanée de trois trésors inestimables : d’abord, celle d’une féminité libre et généreuse. Elle trônait au centre d’une chambre entièrement peinte en rouge, juste assez grande pour contenir un matelas king size posé à même le sol et une seule rose jaune, sur un guéridon dans un pot de cuivre au col fin ; c’était à l’Hôtel d’Aubusson, rue Dauphine, au-dessus du Tabou. Deuxième découverte, pour moi, celle du quartier de Saint-Germain des Prés au tout début des années soixante; la découverte dans l’atelier de Raquel de « la vie d’artiste », avec des toiles inachevées, de grands gestes colorés jetés avec impétuosité comme pour échapper aux clichés et aux idées reçues. Il y avait aussi, à côté de la chambre rouge, dans la pièce qui lui servait d’atelier, des visites impressionnantes : celle d’Antonio Saura, par exemple, tout de noir vêtu et s’appuyant pour marcher sur sa canne à pommeau ; ou la visite d’un jeune écrivain venu de Hongrie dont j’ai oublié le nom mais qui portait un caftan d’astrakan à rendre jaloux Hundertwasser.

Nous avions cette amitié partagée pour John Franklin Koenig, un être fin et délicat qui n’aimait d’ordinaire que les garçons mais qui dans son cas avait fait une exception. Dans quelques chambres de bonne réunies en un petit appartement sous les toits du 8 rue Madame, à deux pas de la place Saint Sulpice, John s’était aménagé ce qui m’apparaissait comme un château de rêve. Il avait recouvert les murs en soupente de la cuisine de papier d’argent. C’était peut-être simplement le papier que l’on trouve dans les paquets de Gitane bleue, mais collés bout à bout, ils rythmaient la surface du mur, autour du vasistas, comme les feuilles d’or rythment le fond de certaines peintures de Foujita. John avait une capacité rare que nous admirions : il changeait en art tout ce qu’il touchait. Il faisait des collages sur tout — sur la boîte métallique qui contenait le thé fumé, sur les boîtes d’allumettes, et jusque sur les couvertures des livres et des disques. Les livres étaient parfois des érotiques à l’époque introuvables ailleurs que chez lui, « Gamiani » d’Alfred de Musset, ou « Les Mémoires d’une Cantatrice allemande ». Et les disques, les quatuors d’Anton Webern (ce trésor de pureté et de concision), ou le « Didon et Enée » de Purcell composé pour les jeunes filles d’une pension anglaise avec la voix suraigüe d’Alfred Deller un contre-ténor britannique que John affectionnait et dont je m’étonne de retrouver le nom. Mais aussi l’irremplaçable « Round About Midnight » interprété par Miles Davis, ou les tambours vodous d’un musicien que je rencontrerais bien des années plus tard en Haïti, l’inoubliable Ti Roro.

Si je parle tant de John Koenig, c’est que Raquel a fait avec lui un voyage inoubliable à travers les Etats-Unis. Ce qui ne l’a pas empêchée après leur séparation, de rencontrer sur le bateau du retour un Viennois qui chantait encore ses louanges en juin 2018 dans son atelier.

Son charme en tant que personne, ainsi que son refus de se laisser épingler dans une seule catégorie de l’art, papillonnant de la danse à la peinture et surtout son amour du livre et de la lecture à laquelle elle consacrait une bonne partie de son temps, fait que de son vivant, je n’ai jamais regardé sa peinture avec le sérieux qu’elle méritait. Maintenant que sa présence physique n’est plus là pour lui faire concurrence, sa peinture me semble au contraire très rare et très précieuse. Elle me paraît entrer en résonnance (ce qui est rare de ce côté de l’Atlantique) avec la démarche d’un Rothko, par exemple.

On pourrait appliquer à Raquel cette belle phrase de Claude Roy à propos de Zao Wou-ki (dont il y a en ce moment une magnifique exposition de très grands formats au Musée d’Art moderne de la ville de Paris) :

« La Terre étant ce qu’elle est, autant s’inventer un pays habitable. […] C’est vrai de n’importe quel peintre : toute peinture est d’abord la création d’un espace vital. »

Son espace vital, cet espace qu’elle n’a cessé de se réinventer, est aussi peu encombré que possible. Il est pure vibration, ouvert à tous les rêves et à toutes les interprétations.

Je disais que je devais à Raquel la découverte de trois trésors inestimables: celle d’une féminité pleinement assumée et celle de ce que l’on appelle « la vie d’artiste ». Quel était la troisième découverte ? Sa fidélité en amitié et sa recherche de spiritualité, deux éléments dans son cas étroitement liés.

A la fin des années 80, je l’avais retrouvée au chevet de Jaja, la mère de Jean-Robert Arnaud, dans une maison de retraite de la rue des Belles-Feuilles, dans le 16e arrondissement. Je connaissais une bouddhiste qui vivait dans cette même rue des « beaux quartiers ». Elle s’appelle Indiana, une vieille dame très élégante qui venait rendre visite à Jaja avec moi assez régulièrement. Jean-Robert se plaignait de ce que cette maison de retraite lui coûtait très cher mais sa mère se plaignait sans cesse de tout ce dont elle manquait. Indiana et moi y allions pour lui remonter le moral. Impossible que je n’ai pas vanté à Raquel à ce moment-là, la simplicité de notre pratique bouddhique, ce mantra de Nam Myoho Renge Kyo que nous récitions au chevet de Jaja, comparée à la complexité des études talmudiques qui la passionnaient. D’un côté, une multitude impressionnante de questions sans réponses et de l’autre, une réponse unique : la pratique bouddhique la plus simple qui soit.

Je me souviens, évidemment, de son détour par Cagnes-sur-mer, et de cette communauté, autour de M. de Séligny dans laquelle j’étais venu repêcher ma première femme Lysa qu’elle y avait entraînée. Raquel en a sans doute retiré ce que ce groupe pouvait lui offrir de meilleur, son amitié pour Jean-Claude Gomel et Emmanuel Hocquart qui ont vécu cette aventure avec elle.

Impossible de quitter Raquel sans avoir dit un mot de Gaspard, son chien noir. Il était trop gros pour se laisser oublier. Un jour, je ne sais plus pourquoi, nous étions Place des Vosges. Elle devait aller quelque part et elle me l’avait confié. Gaspard n’avait pas de laisse. Raquel n’était pas du genre à tenir qui que ce soit en laisse, même un chien. J’étais assis à une terrasse de café et voilà que (stupeur, horreur et tremblements), Gaspard avait disparu. Angoisse instantanée, qu’allait-elle dire si j’avais perdu son chien adoré ? J’ai tourné, viré sur la place, totalement terrorisé. Et puis tout d’un coup j’ai pensé : « Pourquoi s’inquiéter ? Il finira bien par réapparaître. » Et je suis retourné m’asseoir. A l’instant même où je m’étais rassis, rasséréné, Gaspard avait réapparu, il était de retour à mes pieds. J’avais soudain compris un principe souvent vérifié par la suite : en toutes circonstances, rien n’est plus à craindre que la crainte elle-même.

On a un jour reproché au bouddha Shakyamuni de ne jamais répondre à certaines questions. Il aurait dit qu’il était inutile de répondre à des questions qu’il est inutile de se poser. C’est ce que j’aime dans cette philosophie bouddhique : elle ne se perd pas dans les spéculations vaines et recherche avant tout l’efficacité et les réponses concrètes. Je n’ai pas besoin de le dire à Raquel, parce qu’elle le sait bien : nous ne nous sommes jamais quittés. Elle est matin et soir dans ma prière pour les défunts, avec John, Jean-Robert, Lysa, Michel Tyszblat, Solange Marshall et tant d’autres amis disparus …

Dans une prochaine vie, sous d’autres déguisements, nous ne nous reconnaîtrons peut-être pas. Mais si, dans cette prochaine vie, nous nous sentons soudain étonnamment heureux de rencontrer des inconnus, c’est peut-être parce qu’ils auront été comme Raquel et ces amis-là, des amis très chers dans cette vie-ci !

Revue Saisons de culture, extrait de l'article "Anachronique du flâneur N° 21"