Peinture
France Culture. Nuits magnétiques. Frank Venaille
L'Art au féminin : Danièle Boone et Jacqueline Clancier rencontrent Raquel
• Titre : Raquel
• Titre de l'émission : Nuits magnétiques. Frank Venaille
• Titre du phonogramme : L'art au féminin
• Collection : France Culture
• Date d'enregistrement : mercredi 08/02/1978
• Date de 1re diffusion : mercredi 08/02/1978
• Durée : 00:26:48
• Générique et auteurs : Participant, Boone, Daniele
• Résumé : - Raquel, peintre : Son refus du relief et sa recherche d'une surface non limitée par la toile. Sa façon de peindre par couches successives, par collages. Son travail sur uniquement trois couleurs. La maison d'édition qu'elle a fondée. Les rapports écriture-peinture. L'importance de l'intrusion des femmes dans l'art (Entretien Danièle Boone, Jacqueline Clancier).
Danièle Boone
Exposition à l'Hôtel Drouot
Film : Durée 2 mn 17 (Contribution de Frédéric Maguet)
Photos (Contributions de René Barzilay et Frédéric Maguet)
Interview audio Raquel Levy-Emmanuel Hocquard - Nice 1971
L’ŒUVRE PICTURALE DE RAQUEL, DES DEBUTS À 1971 :
TRANSCRIPTION DE L' ENTRETIEN AUDIO RAQUEL / EMMANUEL HOCQUARD (NICE, 1971) :
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Raquel : Tiens, ça c’était des natures mortes, tout à fait au début. Je n’étais pas encore rentrée aux Beaux-arts.
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Emmanuel Hocquard : C’est vers 1958 que tu es passée de la figuration à l’abstrait ?
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R : J’ai été surprise moi-même par mon premier tableau abstrait, que j’ai fait absolument sans m’en rendre compte. J’étais en train de peindre des fleurs, chez Goetz , je soignais les lignes, le rythme du tableau, et puis j’ai cédé, ça a été comme une espèce d’ouverture, de liberté. Je n’essayais plus de m’enfermer dans ce que je voyais en face – le bouquet, le visage – je cassais tout ça et je faisais mon propre travail.
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EH : Avec ce passage du figuratif à l’art abstrait, as-tu le sentiment que tu as trouvé le vrai commencement de ton œuvre ?
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R : C’est difficile de situer le vrai commencement : où cela a-t-il commencé ? Avec la lecture ? la danse ? Je crois qu’on ne peut pas voir ça comme ça. Le point de départ est en moi, c’est toujours le commencement. Bien sûr, il y a eu le figuratif.
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EH : Pratiquement à partir de 1958, ta peinture n’est plus du tout figurative et ta participation à la première biennale de Paris témoigne d’une indépendance très vive vis-à-vis de cette tradition parisienne dans le cadre de laquelle tu avais étudié jusque-là. C’est un peu comme si l’expérience des ateliers t’avait amenée à prendre conscience de ce que tu ne voulais pas. Est-ce qu’on peut dire que c’est dans une attitude de refus que ta pensée picturale prend vraiment corps ?
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R : Le premier tableau que j’ai fait chez Lhote , il avait demandé : « qui a fait ça ? » - moi j’étais toute tremblante -, il me dit que l’on ferait des bonnes choses ensemble, les autres me regardaient avec envie, mais moi j’avais besoin d’aller plus loin. D’ailleurs il n’y a presque aucun tableau achevé : je n’ai jamais achevé un tableau. Toi-même tu avais remarqué cette sensation d’inachèvement. Le besoin impérieux, c’est toujours d’approfondir, de pousser. Je ne pouvais pas supporter d’avoir des règles. J’avais un professeur aux Beaux-arts qui m’avait expliqué que c’était ou la ligne, ou la couleur : cela m’avait choqué. Pourquoi ces règles ? Si tu t’enferme dans des règles, tu ne peux pas créer.
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EH : Et pourtant on a l’impression, lorsqu’on suit l’évolution de ta peinture depuis le début jusqu’à aujourd’hui, que tu vas vers une sorte d’assagissement, de mise en ordre, un peu comme si tu t’imposais à toi-même une ligne de conduite plus serrée.
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R : Ce que je fais aujourd’hui, qui est peut-être plus austère, c’est moi. Ce n’est pas une règle que je suis, c’est le besoin que je ressens actuellement, même dans ma propre vie. Ce besoin d’aller vivre dans le désert, par exemple, que j’ai actuellement, tu le retrouves dans mes tableaux. Je crois que c’est vers cela que l’on tend toujours.
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EH : En somme on pourrait parler à ton sujet d’a-peinture au sens où on a pu parler d’a-littérature, c’est-à-dire une exigence foncière d’honnêteté envers soi-même sans souci d’être récupéré par la peinture officielle.
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R : Je ne suis pas peintre, je ne veux pas avoir l’étiquette de peintre, je suis moi. Pendant deux, trois ans j’ai arrêté de peindre parce que j’avais trouvé un autre moyen d’expression. Je veux comprendre.
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EH : Te comprendre toi-même ?
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R : Oui. Si demain un autre moyen plus puissant s’offre à moi, je ne serai plus peintre.
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EH : 1958, 1959, c’est l’époque où s’amorce la réaction contre la peinture abstraite. La civilisation industrielle et urbaine engendre à travers ses formes une nouvelle sensibilité esthétique. Beaucoup de jeunes artistes voient dans la nature contemporaine mécanique et publicitaire le nouveau dictionnaire du vocabulaire plastique et se détournent de la peinture. L’objet tend à remplacer le tableau. Toi, Raquel, tu es à Paris. Est-ce que tu n’as pas été tentée, toi aussi, de délaisser la peinture pour l’objet ?
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R : Non, pas du tout. D’ailleurs pour moi la question d’un choix ne se posait pas. Cette contestation de la peinture abstraite, je la faisais aussi. Je la faisais aussi dans la peinture au lieu de la faire hors de la peinture. Par ailleurs, chez ceux qui passaient de la peinture à l’objet, il y avait la préoccupation chez eux de trouver des modes d’expression plus en rapport avec l’évolution technologique et intellectuelle de la société. C’est un problème qui ne m’intéressait pas véritablement. Mon regard était plutôt tourné vers l’intérieur, en moi-même. En somme, les projets respectifs des avant-gardes de cette époque - pop art, art cinétique, nouveau réalisme, etc. – et la peinture abstraite représentaient deux directions de recherche différentes plutôt qu’opposées. J’avais mes amis chez les anti-peintres comme chez les peintres. Je me souviens avec Lourdes Castro , Berthelot , on allait faire les poubelles, parce qu’ils faisaient des collages avec tout ce qu’ils trouvaient dans les poubelles. Tout ça me plaisait, mais ce n’étais pas pour moi. D’abord, j’étais trop paresseuse : découper des métaux, coller, chercher… c’était trop de travail pour moi. A part quelques collages antérieurs à 1960, je n’ai jamais éprouvé le besoin de recourir à un autre moyen que la peinture.
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EH : A partir de 1959, ce qui caractérise ta démarche picturale, c’est ta façon de traiter l’espace, ta façon d’introduire dans le tableau des dissonances par rapport à la conception classique de l’espace-peinture, apparition de courbes qui décentrent la composition, déhanchement des surfaces, qui sont déséquilibrés par la juxtaposition de secteurs d’inégale densité, dislocation des masses par désarticulation, par éclatement ou agglutination.
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R : Oui, l’espace est très important pour moi. A l’époque, j’étais très proche de la pensée picturale de Sam Francis , ces espèces de tableaux qu’il faisait avec des taches de couleur sombre, sous lesquelles on sentait un autre espace. J’avais ce besoin d’ouvrir l’espace, de voir ce qu’il y avait au-delà de cet espace premier – comme dans la vie : tout a l’air bien ordonné, il y a une logique en principe, et en fait il y a des fissures, on peut voir qu’il y a autre chose. L’espace est vraiment un mystère, d’où ce besoin de désarticuler. Le tableau ne donne pas un espace rassurant, car finalement tout cela est inquiétant.
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EH : 1960-1961, Etats-Unis : ce voyage aux Etats-Unis, sur le plan personnel, qu’est-ce qu’il t’a apporté ?
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R : Il m’a énormément apporté sur le plan personnel. C’est la conquête d’une dimension. Je suis arrivée à New York, j’ai fait tout le tour : je suis passée par Chicago, j’ai traversé le Canada (c’était splendide, des grands lacs qui n’en finissaient pas), et puis toute la côte du Pacifique. J’étais avec John Koenig et je l’ai converti à la marche à pied, on a visité ces plages immenses, c’était fantastique. Et puis ensuite, depuis San Francisco je suis revenue toute seule : j’ai traversé l’Arizona, le Texas et ses montagnes rouges. A New York, les ateliers sont très grands, on peut faire des toiles immenses, qui sont les toiles que moi je rêve de faire. Je trouve que jamais les ateliers ne sont assez grands.
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EH : Et sur le plan de la peinture, qu’est-ce que ce séjour t’a apporté ?
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R : Je connaissais déjà les peintres américains, donc il n’y a pas eu de grande révélation, à l’exception de Rothko. Je n’avais jamais vu ses toiles et au musée d’art moderne de Washington, il y a trois ou quatre de ses toiles dans une des salles. Je venais régulièrement et je restais des heures dans cette salle. Je ne peux pas dire comment ces toiles étaient peintes, mais ce qui importait c’était l’état dans lequel on se trouvait quand on restait dans le silence face à soi, face à lui. Rothko pour moi est une révélation.
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EH : Et puis il y a ton exposition à Washington avec des toiles que tu avais apportées avec toi et d’autres que tu as faites en Amérique. De celles-ci on peut dire qu’elles se situent bien dans la ligne de ce qui avait précédé : une écriture rapide, avec peut-être plus d’exubérance, d’aisance aussi et de liberté dans la profusion des signes-couleur qui s’effilochent à travers l’espace, pour aboutir même, dans certaines toiles, à une véritable dissolution des formes, qui sont comme mangées par des zones lumineuses, qui n’ont même plus de valeur chromatique.
Après ce long séjour aux Etats-Unis, tu rentres à Paris, mais tu n’y resteras pas longtemps. C’est l’époque où tu continues à voyager beaucoup : le Portugal, tu voyages en Europe, jusqu’en Autriche, tu restes à Viennes, presqu’une année. Tu continue à travailler mais l’on n’a pas beaucoup de traces de tes tableaux durant ces années. Mais en 1963, on a gardé toute cette série de gouaches que tu as peintes en Corse et qui permet de faire le point. Un nouveau pas a été franchi. On pourrait ici presque parler de dépouillement : fonds à peine frottés qui laissent apparaître le support, matière crayeuse, rugueuse, formes dansantes et indécises. C’est à la fois fruste et précieux, précis et fugitif, et tient davantage d’un passage que d’une présence. Partout l’action picturale est décentrée, délicatement déstructurée aux extrémités de l’espace. De là, on ne sait quelle impression d’inachèvement. Jamais encore le dynamisme centrifuge des compositions ne s’était exprimé avec une telle aisance. La délicatesse des couleurs elles-mêmes y participe.
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R : C’est vraiment une parenthèse dans ma vie : c’est une période très calme, sans angoisse. Je peignais très spontanément. J’avais retrouvé un état d’enfance. Je ne me souciais pas de ce que j’avais fait avant, après, j’étais très détendue. Je me rappelle que de temps en temps je me baissais et ramassais de la terre, de l’herbe, des brindilles, je collais ça avec ma peinture sur le tableau. C’était une période de joie.
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EH : Mais ce moment privilégié de poésie ne dure guère. Alors que les formats redeviennent plus importants, vers la fin de 1963, le début de 1964, la couleur s’assombrit et cette tendresse qui a été entrevue semble céder devant une inquiétude et une violence qui vont en s’amplifiant.
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R : Oui, bien sûr, la période de Corse est finie. C’est une période où j’étais si près de la nature ; quand cela s’arrête, je me retrouve à Paris, dans le système, avec un bouillonnement de questions, d’angoisses. Je remets alors même en question ce paradis artificiel de Corse. Je me retrouve en plein dans l’absurde.
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EH : 1964, Paris. Avec les rouges et noirs, l’élégant raffinement de l’année précédente est balayé par le déferlement dramatique des signes rouges, noirs et blancs : hautes pâtes des figures, torsions, girations, pulsions, explosion romantique d’une pensée qui, abandonnant toute retenue apparente, exalte sa véhémence dans une écriture puissante, grave, parfois austère, souvent tourmentée. Et pourtant c’est en présence d’un faux baroque que nous nous trouvons. Le laisser-aller d’un automatisme gestuel est partiellement infirmé par une distance constante prise par le peintre, par rapport au jeté primitif. Le premier exposé est en réalité repris, corrigé, modifié par grattage, surimpression, lacération. La force centrifuge s’exerce ici plus que jamais, non plus en éludant les figures, mais en les formulant pour les désarticuler et les briser.
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1964 débouche sur un voyage en Provence, où Raquel vient chercher lumière et isolement. Période de décantation, durant laquelle seules quelques rares toiles et une suite tout à fait inattendue d’aquarelles ponctuent, de loin en loin, le silence.
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1967-1968, Villefranche-sur-Mer. Une nouvelle période est marquée par l’expérience – antinomique au regard des rouges et noirs – d’un géométrisme sans contraintes. Certains traits d’écriture, utilisés jusque-là, disparaissent de la peinture de Raquel et avec leur élimination l’époque du lyrisme semble définitivement close : disparition des épaisseurs, raréfaction des lignes courbes et des signes. D’autres caractères par contre s’affirment : ouverture des compositions, fluidité de la matière, sobriété des moyens. Surtout, c’est à présent la couleur, non modulée, qui est à présent pleinement chargée de véhiculer l’épaisseur de la pensée picturale. Les secteurs chromatiques, étirés en bandes, ou bien juxtaposés en carrés, annoncent l’éclosion proche de 1970, à la fois synthèse et dépassement de tout ce qui avait précédé. Après le géométrisme qui avait constitué une sorte d’ascèse, recherche de l’intensité par la suppression du superflu, la fin de l’année 68 et 1969 voit le retour à une courte période de lyrisme très contrôlé il est vrai, avec à nouveau le geste et les signes, souvent larges et noirs, qui tranchent sur la couleur uniforme de l’espace.
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1970-1971, Nice. Les expériences antérieures ont amené le peintre à une pensée affinée et renforcée tout à la fois. De simples taches de couleurs qui jouent librement selon leur plus clair pouvoir d’expansion rythmique surgit l’heureux équilibre entre le dépouillement extrême des formes et le plein épanouissement de l’espace-couleur. Une simplicité complète coûtant bien moins que tout. On pense aux lignes de Camus : « C’est parce que c’est comme ça. Et qu’à une certaine pointe de la conscience, on finit par admettre ce que nous nous efforçons tous de ne pas comprendre selon notre vocation. On sent bien qu’il s’agit ici d’entreprendre la géographie d’un certain désert, mais ce désert singulier n’est sensible qu’à ceux capables d’y vivre. »
Entretien transcrit le 19/04/2019 par Lénaïg Cariou, Providence
La peinture de Raquel de 1958 à 1971
L’exposition de décembre 1970 – 1971 à la galerie Position du Pont du Loup a été accompagnée d’une présentation multimédia dont l’objet était de montrer l'évolution de la peinture de Raquel.
Nous en avons retrouvé le scénario, et il nous a paru intéressant d’en retenir les éléments historiques.
Paris, 1958-1959, à l’époque où s’amorce la réaction contre la peinture abstraite. La civilisation industrielle et urbaine engendre, à travers ses formes, une nouvelle sensibilité esthétique. Séduite, toute une génération d’artistes voit dans « la nature contemporaine, mécanique et publicitaire » le nouveau dictionnaire du vocabulaire plastique et se détournent de la peinture. L’objet tend à remplacer le tableau.
Mais pour Raquel, qui est alors à Paris, la question d’un choix ne se pose pas :
« Les projets respectifs des avant-gardes de ce moment et de la peinture abstraite, ça représentait deux directions de recherche différentes, mais pas nécessairement opposées. Bien sûr, il y en avait qui disaient que la peinture était morte, et qu’il fallait la remplacer par autre chose. En réalité, je pense que la fascination qu’exerçaient ces formes issues des progrès technologiques correspondait chez certains au besoin de trouver des modes d’expression en rapport avec l’époque. Moi, c’est un problème qui ne m’intéressait pas directement. Mon regard était plutôt tourné vers l’intérieur : voir clair en moi-même. Pour cela, la peinture, la peinture abstraite me convenait très bien. C’est pour ça que j’ai continué à peindre. »
Dès 1958, la participation de Raquel à la première Biennale de Paris met en évidence ce qui sera la grande ligne de force de l’œuvre : une indépendance radicale qui va sous-tendre le développement de la pensée picturale au fil des années.
Cette indépendance s’affirme notamment sur deux plans :
– d’abord au niveau de l’insertion historique de l’œuvre par rapport aux autres courants picturaux contemporains, avec lesquels elle reste sans attaches directes ;
– ensuite, ceci expliquant sans doute cela, l’indépendance encore plus déconcertante de prime abord du peintre par rapport à sa propre création : la dynamique de l’œuvre tient ici en une constante remise en question de l’acquis, de sorte que l’approfondissement de la pensée picturale se fait au prix d’un refus permanent chez le peintre à s’enfermer, ou même à s’attarder dans les limites d’une définition de soi par sa peinture. C’est donc, paradoxalement, par éclatements successifs des langages, au fur et à mesure de leur formulation, que l’œuvre se construit et s’affirme dans son unité propre.
On est loin d’une démarche qui tendrait à l’affirmation d’une individualité par la conquête d’un langage personnel original. Le fait est assez rare pour être souligné. Une simple lecture de l’utilisation de l’espace au long des douze dernières années met clairement en évidence ce processus de simplification et de dépersonnalisation.
L’espace saturé de 1970 tel qu’il apparaît ici trouve sa force et sa cohérence (clarté, épanouissement) au terme d’une démarche qui a été axée sur l’élimination progressive de toutes les résonnances personnelles formulées antérieurement à travers les formes et leur mouvement.
Mais reprenons le processus au départ.
En 1959 apparaissent déjà chez Raquel un certain nombre de thèmes exploratoires qui accusent des dissonances par rapport à la structuration classique de l'espace-peintre abstrait :
- introduction de courbes qui décentrent la composition,
- déhanchement des plans déséquilibrés par la juxtaposition de secteurs excessivement contrastés,
- dislocation des masses par désarticulation,
- éclatement,
- agglutination.
L’espace pictural malmené, déchiré ou surchargé de 1959 va être le point de départ d’un processus d’expulsion des signes qui va durer au moins jusqu’en 1965. Mené simultanément sur le plan de la ligne et de la couleur, le travail tend à susciter progressivement un nouvel espace, libre (mais non vide), conquis peu à peu sur la désintégration des formes.
Paris, 1960 - 1961.
L’émergence de cet espace second va en se précisant en 1960, dans une série de peintures exposées à Washington. L’ensemble pourrait faire écho à une phrase d’un personnage de Lawrence Durrell : « L’art est uniquement un facteur de purification ; il n’affirme rien. »
Ici, en effet, la présence picturale semble vouloir déserter le signe-couleur qui s’effiloche à travers l’espace concomitant (le blanc de la toile ou du papier) sans jamais chercher à s’y intégrer vraiment. La forme, exubérante, ne semble être déployée que pour signaler cet autre espace, véritable sujet du tableau. Et, paradoxalement, c’est de leur profusion, de leur exubérance même que vient la dissolution des formes. Privées de point d’appui, elles s’étirent entre les blancs ou se résolvent en contractions lumineuses, sans valeur chromatique.
Paris, 1962-1963
Au retour des États-Unis, un nouveau pas est franchi. Une suite de gouaches datées de 1963 permet de faire le point.
Sur des fonds à peine frottés qui laissent parfois apparaître le support, matières rugueuses, crayeuses, les formes sont dansantes ou indécises. Partout les signes sont décentrés, délicatement distribués aux extrémités de l’espace, le reste du tableau étant comme laissé dans un état indifférent d’abandon. Cela est à la fois fruste et précieux, fugitif et précis.
Le déconcertant dynamisme centrifuge, renforcé par la finesse recherchée des coloris, engendre on ne sait quelle impression d’inachèvement qui fait que l’action picturale, très dense pourtant, tient davantage d’un passage que d’une présence. C’est encore comme si le véritable sujet du tableau est moins à trouver dans ce qui est dit que dans ce qui ne l’est pas.
Mais ce moment privilégié de poésie et de douceur ne dure guère. Fin 1963 la couleur s’assombrit et la tendresse entrevue cède devant une inquiétude puis une violence qui iront en s’amplifiant en 1964.
Paris, 1964
Avec les « Rouge et Noir » (l’élégant raffinement de l’année précédente est balayé par le déferlement dramatique des signes rouges, noirs et blancs : hautes pâtes des figures, torsions, girations, pulsions...
Explosion romantique d’une pensée qui, abandonnant toute retenue apparente, exalte sa véhémence dans une écriture puissante, grave, parfois austère, souvent tourmentée. Et pourtant, le laisser-aller à l’automatisme gestuel apparent est partiellement infirmé par les traces d’une distanciation constante prise par le peintre par rapport au jeté primitif : le premier exposé est en fait souvent repris, modifié, corrigé par grattages ou surimpressions.
La force centrifuge s’exerce ici plus que jamais, non plus en éludant les figures, mais en les formulant, même avec violence, pour les désarticuler et les briser.
La très importante production de 1964 va déboucher sur une interruption quasi totale de travail pendant deux années. Raquel a quitté Paris pour le midi de la France. Période de décantation au cours de laquelle seuls des dessins, quelques rares toiles et une suite tout à fait inattendue d’aquarelles ponctuent, de loin en loin, le silence.
Villefranche sur Mer, 1967-1969
Une nouvelle période est marquée par l’expérience, antinomique au regard des Rouge et Noir, d’un géométrisme sans contrainte.
Certains traits d’écriture utilisés jusque-là disparaissent de la peinture de Raquel et, avec leur élimination, l’époque d’un certain lyrisme est définitivement close : disparition des épaisseurs, raréfaction des lignes courbes et des signes.
D’autres caractères, par contre, s’affirment : sobriété des moyens, fluidité de la matière, « ouverture » des compositions, largement tournées vers l’extérieur. Cette période, capitale dans l’évolution de la pensée picturale de Raquel, est à vrai dire moins géométrique qu’architecturale. C’est-à-dire que désormais, le tableau n’est plus seulement l’espace peint, mais plutôt le point de départ d’un espace qui déborde le tableau et s’organise à partir de lui.
Le peintre devient en quelque sorte cet architecte que Claudel définissait comme celui « qui a vocation par son art d’édifier quelque chose de nécessaire et de permanent. Non pas pour être regardé seulement ou compris, mais pour que l’on vive dedans. »
Surtout, c’est à présent la couleur, non modulée, qui est pleinement chargée de véhiculer l’essentiel de la pensée picturale. Les secteurs chromatiques, étirés en bandes ou juxtaposés en carrés, annoncent l’éclosion proche de 1970, à la fois synthèse et dépassement de tout ce qui a précédé.
Nice, 1970-1971
Les expériences antérieures ont amené le peintre à une pensée simplifiée et renforcée tout à la fois. De simples taches de couleur qui jouent librement selon leur plus clair pouvoir d’expansion rythmique spatiale surgit l’heureux équilibre entre le dépouillement extrême de la forme et le plein épanouissement de l’espace-couleur. Le tableau n’est plus que le lieu d’émergence d’un rythme immobile qui ne doit rien au mouvement, mais bat dans la lente pulsation de la couleur en débordant les limites de l’espace-tableau.
On pense aux lignes de Camus : « C’est parce que c’est comme ça et qu’à une certaine pointe de la conscience on finit par admettre ce que nous nous efforçons tous de ne pas comprendre, selon notre vocation. On sent bien qu’il s’agit ici d’entreprendre la géographie d’un certain désert. Mais ce désert singulier n’est sensible qu’à ceux capables d’y vivre... »
D'après une interview de Raquel par Emmanuel Hocquard
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Textes critiques et littéraires sur l'œuvre de Raquel
Anne-Marie Albiach, Mathieu Bénézet, Olivier Cadiot, Antonio Cisneros, Jean Daive, Henri Deluy, Claude Esteban, Serge Gavronsky, Jean-Marie Gibbal, Joseph Julien Guglielmi, Emmanuel Hocquard, Edmond Jabès, Roger Laporte, Hubert Lucot, Bernard Noël, Marcelin Pleynet, Denis Roche, Claude Royet-Journoud, Jacques Sojcher, Alain Veinstein, Franck Venaille ;
Jacinto Lageira, Marie-Claude Volfin, Joan Shore, Danièle Boone, Liliane Gíraudon, -
L'œuvre en commun du peintre et du poète
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Évolution picturale de Raquel au cours des années 1958 - 1971
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Audio : les années 1958 - 1971
Interview de Raquel par Emmanuel Hocquard accompagnée de la transcription écrite de l'audio