Denis Roche

 

Denis Roche2 

Mars 1984

Au cœur du cœur de la peinture

 

Devant les toiles de Raquel qu'elle dispose devant moi, diptyque après diptyque, les accrochant sur deux pitons enfoncés dans le mur blanc de son atelier, je me dis : voilà, je suis immobile, à trois mètres du mur, ce sont les tableaux qui cheminent, mais sans trajet, chacun immobile un instant devant moi. À peine une courte translation entre chaque. Je me dis des mots, des suites de mots qui sont comme arrêtés eux aussi, des mots qui ont à faire avec cette étrange constriction de l'esprit qui a lieu dans ces cas-là : non pas attention de l'esprit, non pas accommodation à l'œuvre d'art, non pas saisissement respectueux devant la création qui a eu lieu. Non, c'est plus singulier : cela tient à ce que Raquel montre des toiles d'abord monochromes, à couleur très dense et lourde à peine moirée en biais (des biais contrecarrés ou, au contraire, qui se prolongent d'un tableau dans l'autre, à l'intérieur du même diptyque) sorte d'épaisseurs quasiment opaques ; puis d'autres toiles où, peu à peu s'anime une sorte d'abîme figé plus clair où je dis, moi, que la couleur paraît venir crever à la surface. Je m'approche, ou je m'éloigne, Raquel éteint les projecteurs ou les rallume, mais l'effet est le même : une sorte d'annonciation se fait, ni mystère ni citation, ni l'Esprit ni l'Histoire : plutôt une insurrection de rouges ou de verts qui viendrait du cœur de la peinture, c'est-à-dire de la toile comme si elle était profonde - mais d'un cœur qui serait son moteur interne, inerte parce que invisible, mais dans un mouvement énorme et obsédant et dont les effluves viendraient crever la surface des 80 Figure derrière la surface, sur la face interne invisible de la peinture. En somme je ne vois que le leurre admirable, le trompe l'œil qui remplit le tout du bouillon entier de toute peinture. Toute la peinture tout simplement cadrée, contenue par la toile rabattue et clouée sur les cotés du bois qui en fait le tour. Ça ne va ni des diptyques à moi, ni de ma pensée, de mon regard, aux toiles elles-mêmes. Non. C'est arrêté en moi, comme c'est arrêté dans le tissu de la toile. C'est empreint à la superficie de l'entonnoir profond, rectangulaire, et il n'y a rien qui aille de l'un à l'autre. Chacun pour soi : la peinture de Raquel est chez elle chez Raquel. Disposée, transverse à notre émotion, muette à notre hauteur, silencieuse derrière sa surface insensée dans laquelle un ordre est établi à jamais, annonce faite une fois pour toutes. La peinture, qui est Art, est un éblouissement dans la demeure qui ne dit rien d'autre que : Voyez, je suis là. Ce que dit l'ange sur le seuil.

 

 

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