Entretien entre Raquel et Emmanuel Hocquard à propos de la fabrication du livre Un jour, le détroit
Transcription de l'enregistrement audio
« Emmanuel Hocquard : Tout d’abord, des colonnes. Comme finalement c’est une histoire d’étranglement, conformément à l’étymologie du mot détroit, c’est un peu idiot de mettre énormément de texte là où la voix s’étrangle. Il vaut mieux laisser parler la couleur à ce moment-là. C’est un système de renvoi, d’échos et de bords : les bords du détroit, d’accord, mais aussi les bords de la peinture.
Raquel : Quand avais-tu pensé à ce livre ? avant d’écrire le texte ?
EH : Non, j’ai pensé à ce livre quand j’ai vu les gouaches.
« Ce qui resterait à dire – ce reste – je
connais cela comme l'exacte réplique
de la rive d'en face.
Le récit des bords,
une journée y a suffi. »
Du point de vue purement du sens du texte, si ça s’applique au détroit et à l’écriture : ce qui reste à écrire ne peut être que la réplique de ce qui a déjà été écrit, qui se trouve être en face, de soi, forcément. C’est connu par avance comme une réplique, c’est-à-dire une répétition. Il s’agit de faire du détroit le personnage principal du récit. Un détroit est un endroit où il y a une espèce d’effondrement tectonique entre les deux bords, rempli d’eau. Ce qui fait le détroit ce sont les deux bords, les deux rives. Géographiquement, si tu veux, la rive africaine est celle que je connais, et il se trouve que la rive européenne, dans la distance du temps, est absolument identique à la rive africaine. Quand j’écris « Le récit des bords, / une journée a suffi. », je veux dire par là qu’une journée a suffi pour rendre compte de ce qui sépare les dix-huit ans, de ce qui sépare un bord de l’autre. Il y a dix-huit ans entre un bord et l’autre. En une journée je m’aperçois que ces dix-huit ans tiennent en une seule journée. Je pense que le livre devrait s’ouvrir sur cette page, simplement de texte, et faire suivre cela d’un diptyque. Ce qui vient après c’est un diptyque bleu. Deux pages.
R : Quand on avait parlé de ce livre, tu avais un projet bien précis : est-ce que c’était parler de la peinture ? Ou est-ce que c’était écrire un texte à partir des gouaches ? Je ne me rappelle plus.
EH : C’était ni parler de la peinture, ni faire un texte à partir des gouaches. C’était simplement faire du texte l’autre bord. Un bord qui serait peinture et un bord qui serait écriture. Qu’on puisse lire indifféremment la peinture comme texte, comme texte non signifiant, ou non producteur de sens, et l’écriture comme retrait de sens. Tu vois l’étranglement, l’étymologie du détroit. Et ensuite, les deux pages qui suivent en diptyque, avec le texte à gauche.
« Toi, dans la plus grande abstraction
des choses quotidiennes, le mélange des
eaux. Tout est en place.
Parle. « Je dirai comme toi. » »
Ce qui est dit dans ce texte, c’est que les deux bords du détroit sont identiques, et que tout énoncé est la réplique d’un énoncé qui précède. Ce n’est pas une réplique qui relance, c’est une réplique qui redouble. Tout ce qui peut se passer, c’est cette répétition. Tout est en place. Il ne peut rien se passer, puisque tout est en place. Il n’y a rien à introduire de plus ni dans l’écriture, ni dans la peinture, ni dans le rapport avec l’autre. C’est comme le diptyque, une fois qu’il est là, tout est en place. C’est le décalage qui fait le diptyque, ce n’est pas la répétition.
« Tu restes la mémoire. Tu avances dans
le détroit, ni terre ni air. C'est un lieu
où la voix s'étrangle. Il y a longtemps
Le personnage est resté à terre. »
« Une commune fatigue du vêtement
et du dos; ce lieu usé par les vents
: une fumée claire entre les maisons. »
« le/ bois de la planchette ayant travaillé,
le langage familier s'est rompu au
milieu du chenal. »
C’est une allusion à une icône grecque qui se trouve dans un petit monastère dans une île. Je crois que c’est une icône qui représente Saint-Georges en train de terrasser le dragon, quelque chose comme ça. Le bois a travaillé et l’icône s’est fendue.
R : Et pourquoi vient-elle là ?
EH : Elle vient là à cause du détroit, qui est quand même une faille, un endroit où il y avait une cassure. Au niveau de l’écrit, ce qui s’est cassé c’est la langue. Ce qu’il y a entre les deux bords c’est une défaillance, une faille. C’est là que ça se passe, de même qu’entre deux toiles ou deux gouaches d’un diptyque, il y a cette cassure. La planchette n’est pas seulement le support de l’icône, sur le morceau de bois, c’est aussi le support de l’écriture, en l’occurrence le livre, le livre qui est toujours un diptyque, dans sa forme matérielle, donc il y a quand même cette cassure dans le livre, elle est inscrite dans la forme même du livre. Il serait quand même étrange que l’écriture taise toujours la forme de diptyque du support où elle s’inscrit. C’est quand même incroyable que l’écriture fasse comme si elle ne s’inscrivait pas dans un livre. Que ce soit toujours passé sous silence, ça : la forme du support. Ce n’est pas du tout une apologie du livre, que je fais là. Mais je trouve étonnant, quand même, qu’on fasse des livres depuis si longtemps qui ont cette forme et que jamais personne n’ait parlé de cette fracture médiane – je ne peux même pas parler de pliure parce que c’est vraiment une fracture : quand tu ouvres un livre, tu le casses à cet endroit-là. De toute façon ce livre-là ne sera pas broché. Là où la fracture apparaîtra, elle apparaîtra côté peinture, et pas côté texte. Mais qu’on n’ait jamais pris en compte dans l’écriture qu’il y avait toujours une page de texte face à l’autre, qui se refermait dessus par superposition du bord. C’est sûr que c’est à partir des diptyques que j’ai pris conscience de l’analogie qu’il y avait entre le livre et le diptyque. Ça ne m’en étonne pas moins, qu’il ait fallu passer par la peinture, qui est tellement non signifiante, pour que tout à coup devienne évident que l’écriture aussi s’inscrit dans un espace qui est fracturé. C’est comme s’il y avait un préalable presque originel à l’écriture.
R : On pourrait relier cette écriture de ma passion du travail pour le vide, tout cela n’est pas innocent, n’est pas un hasard…
EH : Il faut faire attention de ne pas immobiliser un regard qui deviendrait théorique et qui viendrait s’abstraire de la seule chose qui est dynamique, cette fabulation, c’est-à-dire de construire une énorme fiction, un énorme théâtre. Il s’agit seulement de pousser, au maximum, avec les instruments de la logique, une chose qui est de l’ordre de la fiction, de l’ordre d’une fiction. A partir du moment où je fais entrer mon écriture dans ce point de vue qui me vient de la peinture, l’espace de l’écriture est un espace qui a une fracture centrale. Donc la langue elle-même est marquée désormais par cette brisure, quel que soit le texte, quel que soit ce qui vient. À partir du moment où je fais entrer ce personnage qui est la fracture dans l’écriture, ce personnage ne peut pas sortir. Le détroit est un personnage, ce n’est pas une métaphore. Il y a quelque chose qui garderait une identité propre tout en renvoyant à l’extérieur. C’est quelque chose qui assume de jouer son rôle de personnage à l’intérieur du récit, à l’intérieur de la fiction, à l’intérieur du livre, à l’intérieur du travail. Donc ce n’est pas une métaphore ; parce que le personnage endossant ce rôle, le tient. Ce n’est pas une allusion à quelque chose d’extérieur. De même que le détroit comme figure n’est pas une métaphore de l’écriture qu’on abandonne à un moment donné, mais fait partie de l’historique fictionnel, de tout le travail, au moment où on en parle. À partir du moment où je fais entrer la fracture du livre comme élément d’écriture, je continue avec ça ; et le jeu consiste à continuer avec ça jusqu’au bout. Je ne sais pas ce qui en adviendra, mais il faut tenir. Ce personnage on ne peut pas l’éjecter à un moment donné. Ce n’est pas un livre qui se construit – après lequel on pourrait passer à un autre livre – c’est un épisode de la grande Fiction qui s’élabore à travers l’écriture d’un livre à l’autre ou d’un livre à la peinture. Une espèce de fausse totalité, quelque chose qui mime un peu la vie : quand dans la vie un personnage entre, tu ne peux pas lui mettre des couteaux dans le dos parce qu’il te gêne, il est là, c’est pas toi qui le supprime. C’est introduire dans le récit la peinture. C’est montrer, faire voir, que le livre c’est quelque chose qui est cassé. C’est prendre le parti que dans la langue même il y a toujours cette brisure. Pas besoin d’un arsenal lacanien à usage de littérateur ; non, je parle d’une chose très physique : ce matériau qu’est le livre et ce matériau qu’est la langue. À partir de là, quand tu écris, la langue n’est pas une. Il y a un travail d’unification de quelque chose qui est cassé. Où se trouve cette cassure dans la langue, je ne sais pas. Peut-être y en a-t-il plusieurs. Il y a une superposition de cassures. Il y a toujours une cassure, et cette cassure est à différents niveaux masquée. Il y a une cassure entre la langue écrite et la langue parlée. Là aussi il y a une histoire de bords, il y a deux bords. La langue à usage littéraire paraît déjà une théâtralisation de quelque chose qui n’a pas ça pour fonction. La littérature est déjà une activité un peu bizarre. C’est un artifice, comme dirait Rosset. Le récit littéraire fait aussi fiction par ce voile : en faisant comme s’il n’y avait pas cette cassure. On est sur l’autre bord quand on fait de la littérature : c’est une langue qui se tait au monde. »
Entretien transcrit le 19/04/2019 par Lénaïg Cariou, Providence.
Comment je lis Edmond Jabès : la réponse du bibliographe
L’année suivante, Orange Export Ltd fit paraître un prospectus pour l’édition de cent exemplaires du texte, imprimés sur vélin d’Arches en caractère Garamond en 10 points par S.M.I., Paris (44 pages, 240 francs) avec couvertures, papiers teints et dessins de Raquel. Ce prospectus comprenait une importante déclaration de quatre paragraphes par Jabès qui n’a jamais été recueillie avec le texte. Jabès commence en datant le poème de 1957, « Dix-neuf ans me séparaient, non de la poésie, mais du poème », puis valide la mise en page et la distribution spatiale de l’édition en ajoutant :
Mots d’abîme, sans espace dans l’immense et insensible espace, voici,
chère Raquel et cher Emmanuel Hocquard, que vous avez créé, pour eux
un univers à leur mesure ; leur univers à votre mesure.
Où ils ne sont plus qu’ombre et poussière d’ombre, la clarté, vue de vous, les inonde.
Ah combien, par vos yeux et vos mains, l’invisible est merveilleusement visible.
Ce volume, qui reçut tant de louange de la part de l’auteur, est un poème-plaquette traditionnel, 19,2 x 14,2 cm., et le poème est composé de treize sections numérotées. Certains exemplaires sont enveloppés dans une couverture imprimée en vert et noir, avec des rabats repliés ; d’autres, imprimés différemment sur le dos, comprennent une bande de papier teint de Raquel. La mise en page aérée de l’édition des Chutes est conservée, mais les feuilles de papier de Raquel créent un effet de pause entre les sections I et II, V et VI, XI et XII. On partage volontiers la haute opinion que Jabès lui-même avait de cette édition.
Nous ne pouvons en reproduire qu'un fragment, mais l'ensemble du texte est d'un grand intérêt. Nous en conseillons la lecture à l'adresse :
https://books.openedition.org/puv/561?lang=fr#ftn1
ou dans l'ouvrage duquel il figure :
EDMOND JABÈS : L'ÉCLOSION DES ÉNIGMES sous la direction de Catherine Mayaux et Daniel Lançon Presses universitaires de Vincennes 2008
Emmanuel Hocquard. Que représente pour toi la confrontation de ta peinture avec l’écriture des autres ?
Raquel. Il y a un seul désir, un seul travail, qui est peinture. Ce qui change, c’est l’occasion, le fait que dans mon travail du livre, la peinture passe par la lecture, ou plus exactement, la peinture se donne dans ma lecture. Mais, au livre, je suis venue par la peinture elle-même, j’allais dire presque indépendamment de l’intérêt que je pouvais porter à telle ou telle écriture et d’abord par la manipulation quotidienne du papier avec ses prodigieuses aptitudes à se conformer, comme matière, aux gestes les plus divers : plier, froncer, froisser, teinter, peindre ou écrire. Or, parmi toutes les formes possibles, il en était une particulièrement riche à mes yeux pour la peinture : le livre. J’entends le livre sous sa forme la plus conventionnelle, avec son volume, son dedans et son dehors, son haut et son bas, son dos et ses tranches, son côté fermé et son côté ouvert, sa droite et sa gauche, sans parler de ce lieu idéal pour la répétition différentielle qu’est la succession donnée de ses pages. Bref une scène parfaite du corps.
Seulement voilà, il se trouve que ce corps est, historiquement et socialement, indissociable de l’écriture qu’il porte, qui fonde le livre en nécessité et en fait non seulement le symbole, mais l’instrument par excellence du savoir, de l’autorité et du pouvoir. La bible et le code. Toutes choses qui ne peuvent guère entretenir de relations paisibles avec la peinture telle que je la conçois.
J’avais donc deux manières possibles d’aborder le livre. La première consistait à faire comme si je ne savais pas ces choses, à entrer dans le livre en toute innocence et à tenter une rencontre à l’amiable avec l’écriture, un accouplement « merveilleux » en vue d’une synthèse nouvelle entre l’écriture et la peinture. Cela me paraît relever d’une utopie et il m’a bien fallu me rendre à l’évidence qu’un tel projet ne pouvait mener, dans le meilleur des cas, qu’à un jeu subtil, trop subtil, de correspondances qui finalement subordonnaient toujours le peint au sens de l’écrit, à la loi qu’il impose au livre.
La seconde façon d’aborder le problème, je l’exprimerais schématiquement comme ça : l’écriture est l’écriture ; la peinture est la peinture. Quand il leur arrive de se rencontrer à l’occasion d’un livre, elles n’ont pas à fusionner, mais simplement à concourir à un résultat précis. Faire entrer la peinture dans un livre c’est l’introduire en milieu étranger, c’est lui faire traverser un espace qui n’est pas le sien. C’est donc se livrer à une incursion, toujours violente, qui ne peut avoir pour effet que de ruiner, si peu que ce soit, le crédit idéologique du livre en question et en altérer l’unité. C’est à ce point précis qu’il faut reposer votre question sur la rencontre de ma peinture avec l’écriture des autres. Et surtout qu’il faut bien préciser « quels autres ? » Je veux dire quels écrits susceptibles de se prêter à ces raids contre la loi séculaire du Livre. La réponse est claire : Les écrivains avec lesquels je fais des livres (Michel Butor, Anne-Marie Albiach, Edmond Jabès, Pierre Rottenberg, Mathieu Bénézet, Alain Veinstein, etc.) sont tous des écrivains qui — du moins tels que je les lis — pratiquent eux-mêmes, dans et par leur écriture, une œuvre subversive : le livre est pour eux l’occasion, non pas d’affirmer ou de proclamer un savoir, une autorité et un pouvoir, mais de dire au contraire la difficulté, voire l’impossibilité d’un savoir, d’une autorité ou d’un pouvoir quelconque.
Alors à ce compte-là, oui, il y a rencontres entre l’écriture de ces autres et de ma propre peinture. Mais des rencontres provisoires, aléatoires, sans lendemains dogmatiques ; de joyeuses complicités : ce qui n’exclut pas juste ce qu’il faut de gravité.
Propos recueillis par Emmanuel Hocquard
Catherine Soulier
Le livre en ses miroirs : entre mots et images. Extrait
Ce que l’on oublie trop souvent en lisant, que le livre est une chose physique, qu’il est fait de feuilles de papier assemblées, qu’il est forme et matière, Des deux mains le rappelle à sa manière. Non figuratives, les compositions de Raquel ne sauraient en aucun cas reproduire l’apparence du livre, qu’il soit volumen ou codex. Pourtant, elles contribuent à attirer l’attention sur la réalité concrète de l’objet. Sur le papier, par exemple, qui se découvre dans sa présence matérielle grâce à l’effet de dévoilement produit par l’agencement des feuillets de papier teint et des feuillets de vélin d’Arches. Le papier népalais teint en vert, en lui-même substance d’une notable richesse visuelle et tactile, ne voile qu’imparfaitement la page qui suit, laissant toujours deviner, en partie basse, une marge plus ou moins importante de vélin d’Arches (figs. 10 et 16). Une fois le voile vert soulevé, la page apparaît dans sa blancheur pour se donner immédiatement à percevoir comme une texture quand l’œil y découvre en léger relief deux lignes, l’une verticale, l’autre horizontale, qui redoublent deux des bords de la page, appelant aussitôt la vérification par le toucher, l’attestation par la pulpe des doigts d’un discret bourrelet (fig. 11 ). Puis le passage du recto au verso, qui permet de voir nettement le tracé gris au crayon dont l’œil et le doigt ne percevaient d’abord que la trace (figs. 12 et 13 ). La page est bien matière ; elle est surface et profondeur ou épaisseur, offerte au geste de la main.
Car le livre, conformément à l’une des suggestions du titre, se réfléchit ici dans sa dépendance à la main qui le conduit, non sans violence, à prendre corps. Les mots en disent l’action, l’agression perpétrée contre le vocable qu’elle « fait saigner » ; ils la peignent en position d’écriture quand « la plume » tenue entre les doigts l’« entrouvre » ou la réduisent à un « poing serr[é] sur sa faim ». En regard, le travail du peintre, les déchirures du papier népalais, les tracés incisés dans l’épaisseur du vélin d’Arches, en attestent le passage. Alors que l’on pouvait spontanément les ramener à la main gauche et la main droite, la main désertée par le vocable qui la « sépare (…) de la main qui le forme » et la main d’écriture, celle qui « suffit au livre », les deux mains du titre se laissent donc identifier à chacune des mains créatrices, la main à plume et celle qui manie la mine de graphite, le crayon, peut-être inséparable, dans sa capacité d’agression, de son homonyme explosive.
Mais comment ne pas y voir aussi, en lisant le texte, d’autres mains ? Mains diurnes et mains nocturnes. Entre blanc et noir ; entre flamme puisqu’elles « brûlent avec le jour » et cendres, si la « nuit [en] est peut-être la consumation ». Entre vie et mort aussi ; commencement et fin ; élan inchoatif vers ce demain, dont, à deux et contenant ainsi « tout le matin », elles sont homonymes, et crispation lorsque chacune d’elles « serrée sur sa faim » se ferme en « poing », hiéroglyphe de son homonyme typographique, le « point » ici assimilé au « trou vertigineux de toute fin ».
Le livre alors, résolument physique – son noir et son blanc, encre et papier –, se révèle simultanément irréductible à sa provisoire incarnation. On pense à la définition que Jabès, dans Ca suit son cours, le premier volume du Livre des Marges, emprunte à un rabbin kabbaliste pour la détourner, dit-il, de son sens mystique originaire : « Le Livre serait cela qui “est gravé avec le noir du feu sur le blanc du feu”. Feu noir sur feu blanc » [16]. Le lien affirmé de l’écriture à la flamme, vitale sans doute mais surtout mortifère, éclairante mais dévorante, l’ouvre à une autre dimension, celle de la négativité foncière de l’activité dont il est le produit. La plume « poignard », l’encre « sang », le point « trou vertigineux de toute fin », béance tombale, « abîme » dans lequel « verse » « l’univers », une fois qu’il a « travers[é] la main » écrivante : les métaphores nouent obstinément l’écriture à la mort.
Ou aux morts. Car dans ces « mains qui brûlent », dans leur « consumation », dans la difficulté à éviter de « confondre cendre et ombre », il y a sans doute autre chose que la figure de ce qui, dans l’écriture, conjoint le « feu vivant de la création » [17] à la souffrance, la folie, la perte. Il y a « ceux à qui on a ôté le droit de vivre ». Tels sont les premiers mots du livre. Et ces mots sont des morts. Une foule de corps partis en fumée dans les crématoires ; une foule de spectres. La main, par l’écriture, prend en charge ce peuple innombrable de fantômes, victimes anonymes de la Shoah, victimes des persécutions antérieures. Dans le geste pour former les mots qui revendiquent « leur droit (…) à une pensée », elle pense elle-même l’inacceptable de leur spoliation ; dans la trace qu’elle laisse sur la page, elle y fait penser. Ainsi leste-t-elle le livre, ce « lourd fardeau », de tout le poids de la mémoire.
Mais en fait-elle pour autant un monument ? Si oui, c’est un monument en ruines. Le caractère fragmentaire du texte dont les mots, dans leur noirceur dispersée, ne sont au dire de Jabès qu’« ombre et poussière d’ombre », les images de pulvérulence sur lesquelles la treizième section l’interrompt plutôt qu’elle ne le clôt disent assez que le livre se défait autant qu’il se fait. La « main » de l’écrivain n’est pas si différente de celle de Pénélope qui détissait la nuit ce qu’elle avait tissé le jour. Certes, avec son rabat, la couverture imaginée par Raquel, fermant très fortement le livre sur lui-même, pourrait laisser supposer qu’il s’agit d’un objet parfaitement fini. Mais les déchirures du papier teint, l’inachèvement ostensible de ce qui n’est, dans la première intervention du peintre, qu’amorce par les deux lignes au crayon d’un cadre interne où serait mise en abyme la page, comme pour défaire le rectangle de l’intérieur, pour signaler l’existence d’une autre page, ruiniforme, dans la page, s’accordent avec les mots de Jabès afin d’inscrire au sein du livre le travail négatif qui le déconstruit, la violence conjointe de l’Histoire et de l’écriture.
Original du texte : https://www.revue-textimage.com/conferencier/07_image_fabrique_texte/soulier3.html
Raquel
Ma collaboration avec Marcelin Pleynet sur son manuscrit.
Quand Marcelin Pleynet m'a remis le manuscrit de MA DESTRUCTION, le texte tenait sur une page dactylographiée. Ce travail sur l'écrit, il m'a d'abord fallu le situer. Trouver le format, la place du texte dans le volume du futur livre. J'ai fait composer le texte et j'ai essayé de le faire entrer dans le format habituel. Mais les pavés de texte étaient écrasés sur la page. Je suis alors passée à un corps de caractères nettement plus important et j'ai augmenté le format au maximum des possibilités de la presse. Ensuite il y a eu les maquettes successives. D'abord les blanches. Une vraie destruction il me semblait que c'était blanc. Que ça ne pouvait pas être autrement que blanc. Mais il y avait un déséquilibre. Ça n'allait pas du tout. Ça faisait des coupures vides dans le texte. Donc après le blanc comme point de départ, j'ai introduit des couleurs, lumineuses, jusqu'à arriver à l'or. Mais dans le texte de Marcelin il y a beaucoup de lumière. Mes essais de couleurs claires, lumineuses, devenaient redondants par rapport au texte. À partir de là j'ai commencé à foncer la couleur. À ce stade, c'est le texte, dans sa disposition, qui se trouvait en déséquilibre. En battement faux. Il ne prenait pas sa respiration. Ecrasé par la couleur. Ça appelait des ouvertures dans les lignes. Entre les lignes. J'ai fait mes essais, de mon côté. J'ai ensuite demandé à Marcelin Pleynet d'opérer une nouvelle distribution du texte sur les pages en regard de la peinture. À quelques millimètres près, il a trouvé les mêmes emplacements que moi. Une fois cette double vérification (de l'écriture par la peinture et de la peinture par l'écriture) faite, il y a encore eu le problème posé par le choix des caractères romains ou italiques pour la page en latin par rapport aux autres pages - strates d'écritures superposées. C’est comme ça que peu à peu - cela a duré des mois - les pages peintes se sont mis à vivre dans le volume du livre comme contre-texte, comme la haute typographie dans UN COUP DE DÉS. Par exemple. Ponctuation silencieuse et sombre.
Cette fin en bleu sombre, presque nuit, qui est une sorte de gouffre-appel de la lumière. C'est amusant parce que finalement les couleurs sont dans l'écriture, et la peinture agit comme des pans d'intensités sombres qui sont l’ombre portée du texte. C'est un texte riche : plus je travaille, plus il y a de facettes lumineuses qui m'apparaissent, et plus je me surprends à assombrir ma couleur. Au fur et à mesure que je travaille les exemplaires, j'ai tendance à foncer la tonalité générale du livre. D'exemplaire en exemplaire, ma lecture continue.
C'est un livre qui doit se lire très lentement. Qui a été fait très lentement. Pour laisser monter, laisser monter ces couches d'écriture. Ici intervient ce que je pourrais appeler le temps du livre. D'habitude, la fabrication du livre est hors temps. C'est une éclipse durant laquelle le livre échappe à l'auteur. Un délai de parution chez l'éditeur. Quand le livre paraît, imprimé et broché, il est fini. Pour ce livre-ci, le temps de la fabrication fait partie du temps du livre, de sa lecture. Le livre comporte aussi le récit de ce temps, de cet intervalle où le travail des auteurs n'a jamais cessé. Ce qui est donné à lire c'est aussi ce travail. Cette lente (dé)construction. La mémoire du travail. Le corps à corps patient entre la peinture et l'écriture est une source de richesses, de trouvailles. C'est dans ce corps à corps que je puise beaucoup de choses, après, pour ma peinture. Après avoir travaillé, approfondi ma lecture du texte par la peinture. Démarche théorique à partir d'un texte théorique : ma destruction. Où j'ai trouvé cette recherche du temps qui est chez moi aussi une constante. Chez moi dans ma vie aussi. C'est au centre de ma vie, la recherche du temps et, parallèlement, l'effritement de la mémoire. Ça se dépose en couches.
Ce livre est une traversée du temps : dans le texte (Virgile, Dante, Mallarmé). Dans la peinture du livre, au travers des couches successives. Cette triple superposition des temps qui est là. Le temps de la peinture, le temps de l'écriture, le temps de la lecture. Il y a, en raccourci, toute mon histoire, l'histoire de ma peinture. Et chez Marcelin le temps du passage de COMME à STANZE. Et toujours ce passage, l'écart. Chez moi l'écart : le diptyque. L'entre.
Oui, une recherche tantôt véhémente, exaltée, âpre ; tantôt sereine, rigoureuse. Avec une tension qui est là entre ces deux attitudes. C'est encore la figure du diptyque. La mémoire tombe. Effritement de la parole également. Et cette tension de la recherche, du passage entre un texte et un autre (Virgile, Dante, Mallarmé, mais aussi COMME et STANZE), c'est aussi dans le texte de Marcelin Pleynet.
Dans cette lenteur, cette descente au ralenti dans la mémoire de l'écriture comme de la peinture. Je pense à ce photographe qui a fait des photographies du métro de New York. Sur les photographies, il n'y a personne. Comme si le métro était désert. Simplement parce que son temps de pose était si lent que toutes les personnes présentes, en mouvement, passaient trop vite devant l'objectif pour que le film en conserve la trace. Dans le livre, un ralenti analogue consume tout ce qui est superficiel, superflu. Un mouvement qui se consume lui-même. S'aveugle. Le poète est aveugle, il se brûle au fur et à mesure. Un silence brûlant. Il y a brûlure, consomption. C'est un mot qu'on m'a toujours dit dans ma famille. Ma mère : "Porquè te consumes así ?"
Banana Split n° 4