Marcelin Pleynet
Le corps imaginaire (extrait)
"Quel livre déjà traversé au centre (ce qui n'est plus blanc)
se reconnaît comme cette saisie ou le vaste champ noir ?"
Marcelin Pleynet. "Comme" Livre b, 1965.
"L'univers traverse la main…"
Edmond Jabès "Des deux mains", 1976
Depuis des siècles, nous vivons de ces ombres qui sont des corps et qui nous font parler. Nos musées sont pleins de ces corps convulsés, torturés, grimés, qui accompagnent et commentent l'aventure de notre culture. On peut dire que jusqu'à la seconde moitié du XXe siècle l'histoire de la peinture est tout entière fixée à la monstration insistante des états d'un corps témoins des fables et des angoisses de l'humanité. Et cette insistance est telle, des grottes de Lascaux aux oeuvres de Picasso et de Matisse, que l'on peut se demander, aujourd'hui où nous croyons prendre vis-à-vis d'elle une certaine distance, ce qu'il en fut, ce qu'il en est de cette représentation, de ce corps qui, faute d'avoir réponse à quoi que ce soit, a charge de mimer les postures plus ou moins angoissées des questions qu'il supporte tant bien que mal. Il est vrai que l'art moderne, en certaines de ses manifestations, semble s'être progressivement détaché de l'insistant et encombrant fantasme d'un, si je puis dire, corps de réponse. L'oeuvre de Mondrian entre autres, dans le passage opératoire sur sa signature (de Mondrian à Mondrian en 1912), semble s'être employée à radicaliser la position des modernes, en évacuant progressivement toute référence de corps et de figures pour un ordre de parallèles et de perpendiculaires. Reste que l'homme ne rêve que très épisodiquement en lignes droites et que si l'art dit curieusement abstrait connut un certain succès après la Seconde Guerre mondiale (que caractérise un nombre tout de même spectaculaire de charniers), il ne réussit qu'à moitié à imposer la sorte de traitement de l'imaginaire qu'il suppose. On sait qu'un certain nombre d'artistes comme, par exemple, Pollock passèrent par ce qu'il est convenu d'appeler la peinture abstraite pour finalement revenir à la figure; et que l'un des plus grands parmi les peintres américains qui tentèrent de s'approprier la monumentalité d'un univers au débouché des questions les moins physiques qui soient, Mark Rothko, finit par se fracasser contre le mur gris, noir et bouché de son désir. Ainsi, dans le réel comme dans l'imaginaire, nous n'en avons pas fini de parler de ces corps qui surgissent dramatiquement là où nous les attendons le moins et oui viennent hanter la chair de celui-là même qui entendait les nier.
Tout ceci pour souligner et si possible même mettre en garde contre les théories et les constructions logiques qui tendent à nous convaincre d'un état, voire d'une évolution de ce qu'il est convenu d'appeler l'art moderne. I1 est étonnant que l'on pense pouvoir traiter si cavalièrement les transformations de l'ordre symbolique où l'humanité trouve, le plus souvent dans un quasi-délire, la forme des médiations qui la justifie. Nous ne savons quasiment rien de cette accumulation de représentations qui, sur les murs des musées, accompagne l'histoire de la pensée et de la mort des hommes, rien d'autre que ce que nous en signale un hallucinant constat de répétitions... Comment prétendrions-nous savoir ce qu'il en est d'une récente et encore hypothétique rupture avec un contrat vieux de plusieurs millénaires ? Qu'en est-il de la naissance de ce que nous nommons l'art abstrait si nous la situons dans l'ordre d'une aventure qui commence avec les peintures pariétales ? De quelle sorte d'intervention s'agit-il ? Pouvons-nous actuellement en apprécier les conséquences indépendamment du sujet qui l'a produit ; et, là encore, disposons-nous des informations et du savoir nécessaires ? Je dirais de ce point de vue qu'en ce qui me concerne, je suis convaincu que nous en savons juste assez pour établir, dans le semblant d'une chronologie, la suite, les divergences et les exceptions formelles que nous avons l'occasion de rencontrer. Plus je réfléchis, plus j'écris sur l'art, plus je suis amené à me défier des critères de jugement que me propose la tradition historique, comme la tradition et la convenance critiques. Les notions couramment employées d'originalité, de modernité, d'abstraction, d'évolution, de répétition (ou de déjà vu), de progrès ne seraient défendables qu'à s'établir d'un savoir qui manque ; faute de ce savoir, elles n'ont d'autres fonctions, au mieux que de justifier, plus ou moins empiriquement, un goût ; au pire de dissimuler des entreprises de carrière ou de marché. La production de telle ou telle surface de toile peinte dans le cadre de l'abstraction géométrique qu'imposent les limites d'un support ne saurait prétendre à un brevet d'invention formelle, dans la mesure où précisément une telle entreprise entend se situer hors de la fixation spéculaire, dans ce vide sans forme, sans autre forme que de convention où, entre symbolique et imaginaire, le corps laisserait la place à son travail d'abstraction. Et l'on comprend bien, si l'on se tient à ces réserves, que tout le travail critique, que la masse globale et schématique de ce qui s'est jusqu'à ce jour présenté comme travail critique, est à reprendre d'un point de vue qui risque en effet de nous réserver bien des surprises. Qu'en sera-t-il en effet le jour où les objets d'art modernes ne seront plus considérés dans leur objectivité, selon l'ordre de leur "objectivité" matérielle, mais selon l'ordre subjectif dont essentiellement ils témoignent ? N'est-ce pas à partir de la mise en place du tissu subjectif que constitue l'ensemble des productions d'une époque culturelle donnée, et seulement à partir de lui, que l'on peut établir un ordre critique susceptible de déterminer ce qui, de cette époque, fait sens et qualité ? En est-il autrement des époques historiques qui ont précédé la (dite) moderne ? Si nous faisons abstraction du jeu forcément précipité des ambitions critiques, nous sommes bien forcés de reconnaître qu'en ce qui concerne l'art moderne et contemporain nous en sommes encore aux prémisses d'une enquête et que, pensée en tant que telle, la diversité des oeuvres qui se proposent à nous aujourd'hui ne peut manquer de nous réserver d'étonnantes surprises.
"Un livre à la main"
Si je m'attarde ainsi sur la position du critique face à l'oeuvre contemporaine, avant d'aborder la peinture de Raquel, c'est que précisément cette peinture se réalise en fonction de déterminations dont la singularité oblige le critique. Je ne connais en effet aucune autre démarche picturale qui soit aussi explicitement liée que celle de Raquel à la position référentielle de l'espace subjectif qui l'ordonne. Non, je ne connais pas une autre démarche picturale qui aujourd'hui pose ainsi comme a priori explicite l'espace symbolique de son interprétation. Dans une suite de photographies commentant sa biographie, Raquel introduit au départ deux clichés qui me paraissent particulièrement significatifs de ce que j'avance ici. En retenant le caractère déclaratif, et propre au parcours analytique d'un sujet, de toute publication de cliché biographique et familial, on ne peut pas ne pas s'arrêter, dans cet ensemble (publié par la revue "Banana Split"), au rapprochement d'une photo de l'artiste enfant "Gibraltar, devant la grille du cimetière" et d'une photo de sa "grand-mère, dans les dernières années de sa vie, un livre à la main". Sur cette seconde photo, la grand-mère assise tient plus justement des deux mains un livre posé sur ses genoux. Enfin, la même page présente la photographie d'un paysage urbain sous-titré "ou bien j'écoutais". De l'une à l'autre de ces photos et de leur commentaire il est impossible de ne pas voir fonctionner, dans "l'écoute" justement, un ordre d'interprétation où la fonction du corps, ici présentée à sa naissance ou presque (la photographie du bébé "devant la grille du cimetière"), joue généalogiquement, c'est-à-dire aussi globalement, sur fond de cimetière, son apparition et sa disparition dans le livre de l'ancêtre. Apparition du corps comme accès à l'écoute (et à "l'entendu") qui suppose le risque le plus grand et tout le corps offert au risque de sa disparition, au risque de son apparence. Les sous-titres qui, dans les pages suivantes, accompagnent la suite de l'ensemble de photographies que l'artiste a voulu publier d'elle-même sont, de ce point de vue, de plus en plus significatifs. Ainsi, sous le cliché qui la représente jouant au tennis: "venir à bout de cette épaisseur"; sous un autre: "des étroites limites"; et juste avant l'apparition de la peinture et de l'atelier: "je n'osais pas, - je n'osais pas parler ! Nous l'avons mise vivante dans la tombe !..." Du premier cliché (le bébé "devant la grille du cimetière") au dernier (un nu commenté en deux lignes: "par sa simplicité la nudité du dessin/arrêtait"), le parcours photographique nous initie à cette traversée exposée du corps dans ses enjeux mortels et spéculatifs. Dans ces enjeux qui ont pour conséquence la mémoire et, plus avant, plus loin, l'audition généalogique de la mémoire: le livre.
Il faut ici s'arrêter à la triviale réserve qui ne verrait dans la publication de cette suite de photographies qu'une conséquence du narcissisme féminin. Si le narcissisme est la mise en place comme objet du corps propre, on conçoit en effet que la question de l'intégrité de son corps joue pour une femme un rôle déterminant qui ne cesse d'actualiser la fonction narcissique. Raquel, au demeurant, ne nous dissimule rien de cette mise en jeu et de ce qu'elle détermine biographiquement et picturalement. La publication de cet ensemble de photographies en témoigne, comme en témoigne la note biographique qui le suit : "En 1964, je venais de quitter Paris, en proie à un grand désarroi intellectuel, tourmentée par un besoin de certitude, d'y voir clair en moi-même... Je me suis alors retirée dans le midi pendant huit années, complètement coupée du monde extérieur (livres, amis, vie professionnelle) les cinq premières années. Pendant ce temps, il s'est produit un tel bouleversement dans mes idées que j'ai même été incapable de peindre pendant trois ans. En 1967, lorsque je reprends ma peinture, c'est d'une manière toute différente: couleurs claires, formes réduites au strict minimum. C'est-à-dire la marge comme respiration soulignant la nudité, le vide, si important pour moi, sur lequel je n'ai pas cessé de travailler depuis. En 1969, je commence une recherche dans la danse, à l'Université de Nice. Travail du corps-couleur, du corps-surface. Toile..." On ne peut pas ne pas retenir de cette confidence que, si narcissisme il y a, il ne cesse de s'éprouver des limites (dans la danse très évidemment) du corps, de cette nudité, de ce vide qui le travaille, pour se précipiter dans la couleur, sur la toile qui n'en est pas une. Mais je ne voudrais retenir pour le moment que ce que l'artiste nous révèle des deux limites extrêmes de ce parcours: à l'origine de la biographie le livre et, fixant à ce jour le courant plan de cette même biographie, la peinture. Étant entendu, semble-t-il, que de l'un à l'autre, du livre à la peinture, il y va d'un irreprésentable, où le corps se marque et s'échoue. De ce point de vue, il convient de prendre en considération un événement mis en évidence par l'artiste; événement tel qu'il réactualise dans le courant plan de la peinture l'attache et l'origine biographiques à la mémoire du livre. Cet événement c'est, comme le note Raquel, en 1973, en collaboration avec le poète Emmanuel Hocquard, la fondation d'une maison d'édition, "Orange Export Ltd. "Alors même qu'elle réalise comme "marge" d'immenses tableaux "soulignant la nudité, le vide" - tableaux d'un format (4 m 50 x 3 m) rarement utilisé par les artistes français-, Raquel travaille à ce que je nommerais la dimension, l'invention et la célébration plastique de près de 15 livres, dont avec Emmanuel Hocquard Le Portefeuil (1973), ouvrage à mon sens charnière et décisif dans la carrière de l'artiste ; avec Edmond Jabès Des deux mains (1976), Raquel a été superbement inspirée par le beau texte du poète du Livre ; et encore avec Emmanuel Hocquard, J (1979), association sur la page des couleurs de la prosodie et des lumières de la couleur, à l'initiale d'une année.
Je ne m'attarderai pas ici sur le complexe rapport de l'oeuvre poétique et de l'oeuvre plastique, ni sur tout ce que peut historiquement connoter la conception du langage poétique dans son rapport au livre. De la Bible (et des Bibles enluminées) au projet de "Livre" de Mallarmé, les commentaires peuvent aller leur train. Je ne retiendrai, sur ce fond qui reste à reprendre et à analyser, que ce qui, de l'organisation plastique du livre à la peinture, manifeste la singularité et l'inspiration formelles de l'artiste ; à savoir le commentaire du livre en tant qu'entité et, si je puis dire, abstraction. De ce point de vue, et tout en maintenant la complémentarité et la simultanéité des deux activités (vers le livre et vers la peinture), il faut s'arrêter et considérer la réalisation du livre de 1973 (Le Portefeuil) comme une sorte de métabole plastique…
55 questions à Raquel
Exposition
du 27 avril au 28 mai 2000 à la Galerie d'Art de l'aérogare d'Orly Sud
Pourquoi mon premier livre n'a qu'un exemplaire ?
Pourquoi la série des collages avec les bandes verticales est sortie tout droit de 3 lettres ?
Pourquoi avec Pierre Rottenberg le problème a été de déborder le texte par la peinture ?
Pourquoi manger c'est connaîre ?
Pourquoi le blanc est un air connu ?
Pourquoi l'aspect sériel est indispensable ?
Pourquoi j'ai découvert Franz Hline en 1960 ?
Pourquoi le corps est porteur de symptômes ?
Pourquoi est-ce le seul objet d'étude que nous ayons ?
Pourquoi la matière est généralement lisse ?
Pourquoi la préface d'Emmanuel Hocquard ?
Pourquoi j'ai commencé à foncer la couleur ?
Pourquoi la marge comme respiration ?
Pourquoi la préface d'Antonio Cisneros ?
Pourquoi j'ai voulu faire une série du noir au blanc ?
Pourquoi sans ornement et sans interruption ?
Pourquoi le plan n'a d'existence que du volume qui le justifie ?
Pourquoi j'ai conçu un projet en 1980 pour obtenir une bourse pour aller chercher des pierres ?
Pourquoi mes formats se sont agrandis ?
Pourquoi l'histoire des deux voleurs dans la cheminée où celui qui est propre pense qu'il est sale ?
Pourquoi celui qui est sale pense qu'il est propre et inversement ?
Pourquoi je crois qu'il n’a rien dans ma peinture ?
Pourquoi l'acting out ?
Pourquoi je retrouve la notion d'intervalle du judaïsme ?
Pourquoi Michaux a fait une autobiographie en quatre pages?
Pourquoi un cahier à chaque N° de Notes ?
Pourquoi l'arbre de Sarcolle est utile aux peintres et aux médecins ?
Pourquoi toute surface limitée est un tableau ?
Pourquoi mes toiles sont plates et minces ?
Pourquoi il n’y a pas trois surfaces rouges dans un triptyque ?
Pourquoi Emmanuel Hocquard m'a rapporté des pierres en cadeaux ?
Pourquoi le plan n'a d'existence que du volume qui le justifie ?
Pourquoi Hassidout est contestataire ?
Pourquoi les couleurs sont dans récriture ?
Pourquoi dans l’entre-deux se joue la mesure ?
Pourquoi faire taire les voix extérieures ?
Pourquoi je comprends tout au ralenti ? Pourquoi 5 m 70 par 3 m ?
Pourquoi l'idée de soi-même est une mélancolie ?
Pourquoi le nom d'Orange Export Ltd. ?
Pourquoi ça se dépose en couche ?
Pourquoi j'ai introduit de l'or à Ma destruction ?
Pourquoi pour un moment se retirer dans le Midi ?
Pourquoi le 3e coefficient est le fait que c'est toi et moi qui croquons ?
Pourquoi l'éthique et l'esthétique sont un ?
Pourquoi j'ai choisi le diptyque ?
Pourquoi la meilleure glu se fait avec les oreilles de taureau ?
Pourquoi c'était quand je faisais de la peinture gestuelle que le geste était figé ?
Pourquoi j'ai augmenté le format au maximum des possibilités de la presse ?
Pourquoi j'ai fait 361 intersections de nacre et d'ardoise ?
Pourquoi la Thora n'est pas au ciel ?
Pourquoi les trois taches répétées jouant sur les différences des bords et les rapports chromatiques ?
Pourquoi la citation "le tableau présente en simultanéité ce que le volume présente en succession" ?
Pourquoi juste l'intervalle vibre ?
Pourquoi je n'ai rapporté que des pierres de l'Oregon ?
Pourquoi violet bleu outremer rouge foncé ocre orange ?
Olivier Cadiot
55 questions to Raquel
Exposition
du 27 avril au 28 mai 2000 à la Galerie d'Art de l'aérogare d'Orly Sud
Why is there only one copy of my first book?
Why did the series of collages with the vertical bands come straight out of 3 Letters?
Why with Pierre Rottenberg was the problem to overflow the text with paint?
Why is to eat to know?
Why is white/blank a well-known air?
Why ls the serial aspect indispensable?
Why did I discover Franz Kline in 1960?
Why is the body a bearer of symptoms?
Why is it the only object of study that we have
Why is matter generally smooth?
Why Emmanuel Hocquard‘s preface?
Why did I start making colour darker?
Why margin as respiration?
Why Antonio Cisneros's preface?
Why did I want to do a series from black to white?
Why without ornament and without interruption?
Why does the plan only have of existence volume which justifies it?
Why did I conceive a proposal in 1980 for a grant to go look for rocks?
Why have my formats gotten bigger?
Why the story of the two thieves in the chimney where the one who is clean thinks he’s dirty?
Why the one who is dirty thinks he’s clean and vice versa?
Why do I think there's nothing in my painting?
Why acting out?
Why do I find the notion of interval in Judaism?
Why did Michaux write a four-page autobiography?
Why a notebook for each No. of Notes?
Why is the tree of Sarcolle useful for painters and doctors?
Why is every limited surface a painting
Why are my canvases thin and flat?
Why are there not three red surfaces in a triptych?
Why did Emmanuel Hocquard bring me rocks as gifts?
Why does the plan only have of existence volume which justifies it?
Why is Hassidout questionable?
Why are colours in writing?
Why does the measure play in the in-between?
Why silence the outside voices?
Why do I understand everything in slow motion?
Why 5 m 70 by 5 m?
Why is the idea of oneself a melancholy?
Why the name Orange Export LTD?
Why does that deposit in layers?
Why did I introduce gold into My Destruction?
Why for a moment retire to the South?
Why is the 3rd coefficient the fact that it‘s you and me eating?
Why are ethics and aesthetics one?
Why did I choose the diptych?
Why is the best glue made with buII's ears?
Why was it that when I did gestural painting the gesture was fixed?
Why did I increase the possibilities of the press to the maximum?
Why did I make 561 intersections in mother~of-pearl and slate?
Why isn’t Thora in heaven?
Why the three repealed spots playing on the differences between the edges and chromatic relations?
Why the quote “the picture presents simultaneously what volume presents in succession”?
Why does just the interval vibrate?
Why did l bring only rocks back from Oregon?
Why violet blue ultramarine deep red ochre oranged?
Transcription Olivier Cadiot, translated by Judith Crews
Raquel on the verge of..
This interview took place near the end of 1983 during a stopover between trains. lt is part of a narrative entitled A Winter's Journey which has remained in note form...
BN — Your painting, this “barely audible silence”...
Raquel — it's not yet daytime, not yet night-time, it's the moment between, of the in-between. ln the Talmud, if you manage to corner something, you dissect it, and end up with on explanation. O.K., that's final, it's clear! But yet, no, it's not that, not only that, and that's where the “in-between” is located...
BN — Would you care to explain this?
Raquel — I don't know. Painting is my way of questioning. And of answering as well. There's always much too much around. Must clear things away. Clear everything away that seems to have some sense but doesn't. I'm in search of this sense. As you well know, speech can only crop up once there's nothing left.
BN — Do you construct nothingness or that which follows?
Raquel — I eliminate. I create the conditions of nothingness, and in this nothingness I wait.
BN — For a change-over?
Raquel — Yes. And when I feel that it's coming, it's not in the form of painting but of sound. And it's the interplay between the two paintings that emits this. The diptych is harmony, the harmony foretelling something which isn't there.
BN — And when the painting is finished, has this something arrived?
Raquel — No, the painting is there so that this moment can be possible. On the verge of… We never have on answer. We're only there where it might occur. There's no certainty and no possibility of certainty. There's only a movement towards... Breathless, yet never reaching exhaustion. Everything is an opening towards other things…
BN — And the end; when does it come?
Raquel — It's that decisive brush stroke, that moment of tension, harmony. One additional stroke, and what you get is nothing, death. One gesture too many, and everything collapses.
BN — What is there underneath, beneath the final surface?
Raquel — Many colours. But not always. For years, I forced myself to never leave a single trace on a painting. And now, I've just begun one that's all black, black and white, and you wouldn't believe the colours that appear.
BN — Colours or light?
Raquel — Light, but light is colour. There was a time when I painted with many colours, but then I wanted to see what I could do without any, yet still searching for the same intensity. It happened progressively. I eliminated some, then shifted to monochrome. With blacks, you can find a more intense light than with all other colours. I first eliminated the harmonies of colours, and limited myself to single colours, red, yellow, purple and yet monochrome. Blacks, if you‘re able to make the most of them, it explodes, irradiates.
BN — I presume that the black must be perfectly smooth?
Raquel — Yes, and it requires a particular disposition of the body. Gestural discipline. Especially when it concerns large paintings. From one end of the painting to the other, the gesture must maintain the same intensity. The slightest wavering of the hand or an uncontrolled breath caused an accident.
BN — Could you correct it?
Raquel — No. I’d spread some white over it when an accident did happen and start all over again.
BN — And the next gesture?
Raquel — It had to be made with the same intensity but aiso very swiftiy so that the iayer didn’t change in density
BN — What can you say about this physical technique?
Raquel — I went from dance to painting, and it seems to me that there was no rupture. Painting goes farther, that's all. When I'm working on large paintings, all my muscles are in action. I work on them standing up, on a ladder then I take them down and put them back up. I always have to think about space. There are times when I need to lay the painting on the ground, and for my hand to reach the centre of it, dance-like movements are required. Yes, a dance of the whole body
BN — So, what is the link between this technique and the act of painting?
Raquel — There is something more in painting, it opens up another dimension. It involves the body with something that goes further. It is also the transition from the physical to the subtle. in Jewish terms, the different degrees of the soul...
BN — What is the soul?
Raquel — It's on opening up towards the self.
BN — Where is this self located?
Raquel — Everywhere.
BN — Your painting is also a black mirror...
Raquel — There is one thing for certain, my painting doesn't allow itself to be seen. When someone enters, I see my paintings tarnish or open up. Their life is the eye's. They must be seen, one by one. In the case of the diptychs, one is enough. Probably because the experience of one isn't the experience of the other. Otherwise, one cancels the other.
BN — Would you agree, if I were to say that your paintings are ends that begin?
Raquel — Yes, it‘s a work of self-destruction but with the intent to construct. I don’t feel like I’m a painter. Beginning a new painting, the same anguish and helplessness return. The physical technique is no help since it’s a pan of myself. First there’s panic, then everything begins to move and I enter into forgetfulness. I forget everything and I’m completely inside. It's the moment when you are not aware of time, not aware of the cold. There's a law. There is always a law. You can do whatever you want, but according to the law. You don't know what it is but you sense it. Otherwise, everything collapses, in death. You know that you do as you like, and yet at the same time there is this law.
BN — ls work a bringing about of the law?
Raquel — Yes, you can say that. But the law can't be uttered or identified. It is a presence and it is also the present. Actually, the most difficult thing to achieve in the world is to live in the present. You're always worming your way forward or backward. That is where the strength of painting lies. Not rushing on as does literature, dance or music.
BN — Could you say that when you've completed the painting, this law is achieved?
Raquel – The law is never achieved. Otherwise, everything would just vanish into thin air. There would no longer be time. The present is what is, and time what is not. If the present were here in its absoluteness, everything would fall apart. That's what the black mirror is. The day that you are really in the present, everything disappears. There's a saying, if all the Jews observed the Sabbath at the same time, the Messiah would turn up. That is perhaps the present.
BN — The end of the world?
Raquel — Yes, of this world. The Messiah will take us into the next world. That one in which there is no longer any history. The world without time. The present.
BN — And can a painting be so powerful that it can hold this present?
Raquel — Perhaps... But would anyone be able to venture into it? And above all, maintain it…
Bernard Noël
Raquel sur le point de...
Cet entretien a eu lieu vers la fin de 1983 entre deux trains. Il fait partie d'un récit, Un trajet en hiver, demeuré à l'état de notes ...
B.N. - Ta peinture, ce "fin silence"".
Raquel - Ce n'est pas encore le jour, ce n'est pas encore la nuit, c'est le moment du entre, de l'entre-deux. Dans le Talmud, si on arrive à coincer quelque chose, on le décortique, et on arrive alors à une explication. Voilà, c'est ça, c'est clair! Mais aussitôt, non, ce n'est pas ça, pas
seulement ça, et c'est là que se situe le "entre" ...
B.N. - Tu voudrais l'expliquer?
Raquel - Je ne sais pas. La peinture me sert de question. Et de réponse aussi. Il y a toujours du trop. Faut déblayer. Déblayer tout ce qui paraît avoir du sens mais qui n'en a pas. Je le cherche, le sens. Tu sais bien que la parole ne peut surgir qu'à partir du moment où il n'y a plus rien.
B.N. - Tu construis le rien ou son après?
Raquel - J'élimine. Je créé les conditions du rien, et dans ce rien j'attends.
B.N. - Que ça se renverse?
Raquel - Oui. Et quand je sens que ça arrive, ce n'est pas de la peinture mais du son. Et c'est le jeu entre les deux tableaux qui l'émet. Le diptyque est un accord, l'accord annonçant quelque chose qui n'est pas là.
B.N. - Et quand le tableau est terminé, ce quelque chose est arrivé?
Raquel - Non, le tableau est là pour que ce moment soit possible. Sur le point de ... On n'a jamais de réponse. On est seulement là où elle pourrait venir. Il n'y a pas de certitude, pas de possibilité de certitude. Il n'y a qu'un mouvement vers ... A bout de souffle, mais un souffle qui ne s'épuise pas. Tout est ouverture vers autre chose .. .
B.N. - Et la fin : quand vient la fin?
Raquel - Cest à un coup de pinceau près, le moment de la tension, de l'accord. Un coup de plus, ei rien, la mort. Un geste de trop et tout défaille.
B.N. - Qu'y a-t-il dessous, au-dessous de la surface finale?
Raquel - Beaucoup de couleurs. Pas toujours. Des années durant, je me suis astreinte à n'avoir aucune trace sur le tableau. Et là, je viens d'en commencer un tout noir, noir et blanc, et c'est fou les couleurs qui en sortent.
B.N. - Les couleurs ou la lumière?
Raquel - Lumière, mais lumière, c'est couleur. Un temps, j'ai peint avec beaucoup de couleurs, puis j'ai voulu voir ce que je pourrais faire sans, tout en recherchant la même intensité. C'est venu progressivement. J'en ai supprimé quelques-unes, puis suis passée au monochrome. Dans les noirs, il peut y avoir une intensité de lumière plus forte qu'avec toutes les couleurs . J'ai supprimé d'abord les accords de couleurs, m'en suis donc tenue aux couleurs pures, des rouges, des jaunes , des violets , mais monochromes. Les noirs, si l'on arrive à en tirer le maximum, ça éclate, ça irradie.
B. N. - Je suppose que le noir doit être parfaitement lisse?
Raquel - Oui, et il y faut une gymnastique corporelle. Une discipline du geste. Surtout dans les grands tableaux. D'un bout à l'autre du tableau, les gestes doivent avoir la même intensité. Le moindre frémissement de la main ou du souffle entraînait un accident.
B.N. - Que tu pouvais corriger?
Raquel- Non. En cas d'accident, je passais du blanc, et je recommençais tout.
B.N. - Et le geste suivant?
Raquel- Il devait avoir la même intensité, plus une très grande rapidité pour que la couche ne change pas de densité.
B.N. - Que pourrais-tu dire de cette technique corporelle?
Raquel - Je suis passée de la danse à la peinture, et me semble-t-il, il n'y a pas eu de coupure. La peinture va plus loin, c'est tout. Quand je travaille les grands tableaux, tous les muscles de mon corps jouent. Je les travaille debout, sur une échelle, je redescends, je soulève. Je dois toujours penser l'espace. Parfois, je pose le tableau au sol, et alors, pour que ma main atteigne le centre, c'est une danse. Oui, de tout le corps.
B.N. - Quel est le lien entre cette technique et l'acte de peindre?
Raquel - La peinture est un plus, elle ouvre sur une autre dimension. Elle fait participer le corps à quelque chose qui le prolonge . C'est aussi le passage du physique au ... subtil. Si j'ai recours à un vocabulaire juif, les degrés de l'âme ...
B.N. - Qu'est-ce que l'âme?
Raquel - C'est une ouverture vers soi.
B.N. - Un soi qui se situe où ?
Raquel - Partout.
B.N. - Ta peinture est aussi un miroir noir ...
Raquel - Il y a une chose certaine, ma peinture ne se laisse pas voir. Quelqu'un rentre, et je vois mes tableaux se ternir ou bien s'ouvrir. Ils s'ouvrent avec le regard . Il faut les voir un par un. Dans le cas des diptyques, un seul suffit. Sans doute parce que le moment de l'un n'est pas le moment de l'autre. Et alors ils s'annulent.
B.N. - Accepterais-tu que je dise de tes tableaux : ce sont des fins qui commencent?
Raquel - Oui, c'est un travail de destruction de soi, mais pour construire . Je ne me sens pas peintre. A chaque nouvelle toile, je suis toujours aussi angoissée, aussi perdue . La technique corporelle n'est pas un secours puisqu'elle fait partie de moi. Il y a une panique, puis tout se met en mouvement, et j'entre dans l'oubli. J'oublie tout et je suis dedans. C'est le moment où tu ne sens pas l'heure, pas le froid. Il y a une loi. Toujours, il y a une loi. Tu fais ce que tu veux, mais selon la loi. Tu ne sais pas ce qu'elle est, mais tu la sens. Sinon tout se casse la figure, c'est la mort. Tu sais que tu fais comme tu veux et en même temps il y a cette loi.
B.N. - Travailler est-ce faire surgir la loi ?
Raquel - Oui, on peut dire ça. Mais cette loi n'est pas dicible, pas repérable. C'est une présence, et c'est aussi le présent. En fait, la chose la plus dure au monde, c'est de vivre au présent. Toujours, on se faufile en avant, en arrière. C'est la force de la peinture. La danse, la littérature, la musique, ça court.
B.N. - Quand la peinture est terminée, la loi est accomplie?
Raquel - La loi n'est jamais accomplie. Autrement tout s'envolerait. Il n'y aurait plus de temps. Le présent, c'est ce qui est, et le temps, ce qui n'est pas. Si le présent était absolument là, tout éclaterait. C'est ça le miroir noir. Le jour où tu es vraiment au présent, tout disparaît. On dit que si tous les Juifs faisaient le Shabat en même temps, le Messie arriverait. C'est peut-être ça le présent .. .
B.N. - La fin du monde?
Raquel - Oui, de ce monde. Le Messie nous fera passer dans l'autre monde. Le monde où il n'y a plus d'histoire. Le monde sans temps. Le présent.
B.N. - Et un tableau peut avoir la terrible puissance d'être le lieu de ce présent?
Raquel - Peut-être .. . Mais qui saurait y entrer? Et surtout s'y tenir ...