Catherine Soulier

 

Le livre en ses miroirs : entre mots et images. Extrait

Ce que l’on oublie trop souvent en lisant, que le livre est une chose physique, qu’il est fait de feuilles de papier assemblées, qu’il est forme et matière, Des deux mains le rappelle à sa manière. Non figuratives, les compositions de Raquel ne sauraient en aucun cas reproduire l’apparence du livre, qu’il soit volumen ou codex. Pourtant, elles contribuent à attirer l’attention sur la réalité concrète de l’objet. Sur le papier, par exemple, qui se découvre dans sa présence matérielle grâce à l’effet de dévoilement produit par l’agencement des feuillets de papier teint et des feuillets de vélin d’Arches. Le papier népalais teint en vert, en lui-même substance d’une notable richesse visuelle et tactile, ne voile qu’imparfaitement la page qui suit, laissant toujours deviner, en partie basse, une marge plus ou moins importante de vélin d’Arches (figs. 10 et 16). Une fois le voile vert soulevé, la page apparaît dans sa blancheur pour se donner immédiatement à percevoir comme une texture quand l’œil y découvre en léger relief deux lignes, l’une verticale, l’autre horizontale, qui redoublent deux des bords de la page, appelant aussitôt la vérification par le toucher, l’attestation par la pulpe des doigts d’un discret bourrelet (fig. 11 ). Puis le passage du recto au verso, qui permet de voir nettement le tracé gris au crayon dont l’œil et le doigt ne percevaient d’abord que la trace (figs. 12 et 13 ). La page est bien matière ; elle est surface et profondeur ou épaisseur, offerte au geste de la main.

Car le livre, conformément à l’une des suggestions du titre, se réfléchit ici dans sa dépendance à la main qui le conduit, non sans violence, à prendre corps. Les mots en disent l’action, l’agression perpétrée contre le vocable qu’elle « fait saigner » ; ils la peignent en position d’écriture quand « la plume » tenue entre les doigts l’« entrouvre » ou la réduisent à un « poing serr[é] sur sa faim ». En regard, le travail du peintre, les déchirures du papier népalais, les tracés incisés dans l’épaisseur du vélin d’Arches, en attestent le passage. Alors que l’on pouvait spontanément les ramener à la main gauche et la main droite, la main désertée par le vocable qui la « sépare (…) de la main qui le forme » et la main d’écriture, celle qui « suffit au livre », les deux mains du titre se laissent donc identifier à chacune des mains créatrices, la main à plume et celle qui manie la mine de graphite, le crayon, peut-être inséparable, dans sa capacité d’agression, de son homonyme explosive.

Mais comment ne pas y voir aussi, en lisant le texte, d’autres mains ? Mains diurnes et mains nocturnes. Entre blanc et noir ; entre flamme puisqu’elles « brûlent avec le jour » et cendres, si la « nuit [en] est peut-être la consumation ». Entre vie et mort aussi ; commencement et fin ; élan inchoatif vers ce demain, dont, à deux et contenant ainsi « tout le matin », elles sont homonymes, et crispation lorsque chacune d’elles « serrée sur sa faim » se ferme en « poing », hiéroglyphe de son homonyme typographique, le « point » ici assimilé au « trou vertigineux de toute fin ».

Le livre alors, résolument physique – son noir et son blanc, encre et papier –, se révèle simultanément irréductible à sa provisoire incarnation. On pense à la définition que Jabès, dans Ca suit son cours, le premier volume du Livre des Marges, emprunte à un rabbin kabbaliste pour la détourner, dit-il, de son sens mystique originaire : « Le Livre serait cela qui “est gravé avec le noir du feu sur le blanc du feu”. Feu noir sur feu blanc » [16]. Le lien affirmé de l’écriture à la flamme, vitale sans doute mais surtout mortifère, éclairante mais dévorante, l’ouvre à une autre dimension, celle de la négativité foncière de l’activité dont il est le produit. La plume « poignard », l’encre « sang », le point « trou vertigineux de toute fin », béance tombale, « abîme » dans lequel « verse » « l’univers », une fois qu’il a « travers[é] la main » écrivante : les métaphores nouent obstinément l’écriture à la mort.

Ou aux morts. Car dans ces « mains qui brûlent », dans leur « consumation », dans la difficulté à éviter de « confondre cendre et ombre », il y a sans doute autre chose que la figure de ce qui, dans l’écriture, conjoint le « feu vivant de la création » [17] à la souffrance, la folie, la perte. Il y a « ceux à qui on a ôté le droit de vivre ». Tels sont les premiers mots du livre. Et ces mots sont des morts. Une foule de corps partis en fumée dans les crématoires ; une foule de spectres. La main, par l’écriture, prend en charge ce peuple innombrable de fantômes, victimes anonymes de la Shoah, victimes des persécutions antérieures. Dans le geste pour former les mots qui revendiquent « leur droit (…) à une pensée », elle pense elle-même l’inacceptable de leur spoliation ; dans la trace qu’elle laisse sur la page, elle y fait penser. Ainsi leste-t-elle le livre, ce « lourd fardeau », de tout le poids de la mémoire.

Mais en fait-elle pour autant un monument ? Si oui, c’est un monument en ruines. Le caractère fragmentaire du texte dont les mots, dans leur noirceur dispersée, ne sont au dire de Jabès qu’« ombre et poussière d’ombre », les images de pulvérulence sur lesquelles la treizième section l’interrompt plutôt qu’elle ne le clôt disent assez que le livre se défait autant qu’il se fait. La « main » de l’écrivain n’est pas si différente de celle de Pénélope qui détissait la nuit ce qu’elle avait tissé le jour. Certes, avec son rabat, la couverture imaginée par Raquel, fermant très fortement le livre sur lui-même, pourrait laisser supposer qu’il s’agit d’un objet parfaitement fini. Mais les déchirures du papier teint, l’inachèvement ostensible de ce qui n’est, dans la première intervention du peintre, qu’amorce par les deux lignes au crayon d’un cadre interne où serait mise en abyme la page, comme pour défaire le rectangle de l’intérieur, pour signaler l’existence d’une autre page, ruiniforme, dans la page, s’accordent avec les mots de Jabès afin d’inscrire au sein du livre le travail négatif qui le déconstruit, la violence conjointe de l’Histoire et de l’écriture.

Original du texte : https://www.revue-textimage.com/conferencier/07_image_fabrique_texte/soulier3.html

 

 

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