Claude Esteban
Claude Esteban : Pensez-vous avoir suscité ou rendu compte d’une certaine réalité de l’écriture poétique entre 1970 et 1985 ?
Emmanuel Hocquard : Orange Export Ltd. n’a jamais été ni ne s’est jamais présenté comme une école ni même un groupe. Pendant cette période, Raquel et moi avons réuni, sous ce nom de maison d’édition, des écrivains, des poètes surtout, très différents les uns des autres, qui appartenaient eux-mêmes parfois à des groupes différents, à des générations d’écriture différentes.
Cela dit ; Orange Export Ltd. a suscité des textes (comme on disait alors), puisque chaque livre faisait l’objet d’une commande passée à un écrivain et parfois à un peintre. Certains étaient déjà connus, d’autres pas. Dans la mesure où, avec les années, ils ont pris de plus en plus de poids dans la vie littéraire, il ne fait pas de doute que leur réunion, dans ce volume, rend compte d’une réalité de l’écriture poétique de ces quinze dernières années.
Il ne faut pas perdre de vue que ce qui est aujourd’hui donné ici en bloc, grâce à vous, Claude Esteban, s’est constitué très lentement, par petites publications successives, pendant toute cette période. Or, en quinze ans, il se passe beaucoup de choses, même si ces changements sont peu perceptibles sur le moment. Ce volume représente, en quelque sorte, un journal poétique ou une chronique des années soixante-dix. Il peut aussi se lire comme ça. C’est cela aussi qui nous a conduits, Raquel et moi, à choisir l’ordre chronologique.
Ce qui est indéniable, c’est qu’Orange Export Ltd. a suscité quelque chose d’important dans la réalité de l’édition, notamment dans le domaine aujourd’hui très vivant de la petite édition.
Sur le plan formel, notre grande fierté est l’invention de la collection Chutes, dont les livres étaient tirés à neuf exemplaires, sur une simple presse à épreuve. C’est une forme fixe, à contraintes souples : cinq pages de texte (vers ou prose) à raison de cinq ou six lignes au maximum par page. À l’inverse du sonnet, par exemple, l’unité formelle n’est pas constituée par le poème, mais par le volume. C’est un volume idéal, minimal certes, mais qui permet à peu près tout. Même un roman. Dans ce livre-ci, les chutes sont reproduites sur une seule page.
C.E. Travail comparable à celui d’une revue de poésie ? L’Éphémère, Argile ?
E.H. N’ayant jamais dirigé de revue de poésie, je ne sais pas si on peut comparer une revue et une maison d’édition. L’Éphémère, c’était avant Orange Export Ltd. Il y avait un comité de rédaction. De plus, L’Éphémère était l’expression d’un courant poétique, presque d’une idéologie de l’écriture. C’était encore l’époque des citadelles. Ceux qui étaient publiés dans L’Éphémère ne l’étaient pas dans Tel Quel, par exemple.
À bien des égards, Argile était plus proche d’Orange Export Ltd. D’abord Argile était contemporain d’Orange Export Ltd. (1973-1981). La revue était dirigée par une seule personne, son éventail de publications était plus ouvert. Roger Giroux, Claude Royet-Journoud, Anne-Marie Albiach et bien d’autres, qui n’avaient jamais été publiés dans L’Éphémère, l’ont été dans Argile.
Cela dit, je ne pense pas qu’un livre, même court, remplace la parution en revue, et inversement. Le livre suppose un tête-à-tête avec le lecteur. La revue, c’est un banquet à plusieurs convives. La voix ne circule pas de la même manière
C.E. La modicité des tirages, par-delà les raisons économiques, a-t-elle une autre raison d’être ? Acquiescement à des « chapelles » ? Hommage aux « happy few » ? Culte bibliophilique ?
E.H. La modicité des tirages (soixante exemplaires en moyenne par titre, souvent moins, parfois plus) a, dès le début, été ressentie par un certain nombre de personnes (sauf par les écrivains) comme une véritable provocation. Souvent d’ailleurs par des personnes qui n’achetaient pas les livres et qui, par conséquent, n’étaient nullement lésées. C’était une critique de principe. C’est étrange. Comme si le fait d’imprimer un livre à 9, 60 ou même 100 exemplaires était en soi un acte de violence. Il est intéressant de constater que cela faisait figure de menace ou de transgression du système quantitatif sur lequel repose l’édition : tirer un livre à 1 000 exemplaires, quitte à n’en vendre que 80 et à le pilonner par la suite, c’est démocratique et honorable ; tirer un livre à 100 exemplaires et en vendre 80, c’est élitiste et louche !
Trêve de plaisanterie, la raison pour laquelle nous faisions de petits tirages est simple. Ce n’était même pas pour des motifs économiques. Comme l’a très bien exposé Pascal Quignard (dans sa note sur la collection Chutes, dans le Bulletin Orange Export Ltd. n° 1), c’était tout simplement une question d’investissement physique et de temps. Fabriquer de ses mains un livre même court, de la composition au façonnage en passant par l’impression, c’est agréable, mais ça représente du travail et c’est long. En fabriquer 100, dans ces conditions, c’est bien suffisant. Après 100 exemplaires, je n’avais qu’un désir, c’était de passer à la fabrication du livre suivant. Sans parler des interventions des peintres dans certains livres, car il ne s’agissait pas de reproductions, mais de travaux originaux pour chacun des exemplaires.
Culte bibliophilique, certainement pas. Les livres d’Orange Export Ltd. n’ont jamais été des produits pour bibliophiles. De toute façon, ils n’étaient pas assez « léchés » pour cela ; ni assez chers, probablement. De plus nous ne pratiquions pas le « tirage de tête » que prisent tant les bibliophiles : tous les exemplaires d’un même livre étaient identiques. Pour nous, un livre, même un beau livre, a toujours été un objet ordinaire, un objet de tous les jours, destiné à être lu et à passer de main en main et non une chose rare à mettre sous vitrine, à l’abri de l’air et de la lumière.
Acquiescement à des chapelles ? Pas davantage. Orange Export Ltd. n’était pas un club privé réservé à quelques happy few. La diversité des noms et des écritures que montre ce volume en témoigne, je pense. Ni esprit de chapelle, ni élitisme, ni prosélytisme. Bien sûr, au début, nous n’étions qu’un tout petit groupe, parfaitement informel, d’écrivains plutôt isolés, peu connus sinon inconnus pour certains, avec nos propres goûts, nos écritures propres, nos lectures... Nous savions certes ce que nous voulions et ce que nous ne voulions pas. Mais sans unanimisme, sans dogmatisme ni stratégie de groupe. Nous nous retrouvions souvent, dans l’atelier de Raquel, à l’heure du thé ou à dîner. Il n’y avait pas d’ordre du jour ; la seule consigne était d’apporter du vin. On échangeait des idées, on parlait de nos lectures, on se prêtait des livres et des numéros de revues. C’étaient des réunions à la fois très joyeuses et studieuses. C’était aussi l’époque de Poésie ininterrompue, l’émission de Claude Royet-Journoud, sur France-Culture. Le dimanche soir, quand je revenais de l’imprimerie où j’avais passé la journée à imprimer la Chute du jour, je retrouvais tout ce petit monde, à l’atelier. Les uns regardaient la télévision, les autres préparaient les lentilles pour le dîner ou écoutaient l’entretien qui clôturait la semaine de Poésie ininterrompue. Les plus assidus étaient Claude Royet-Journoud, Alain Veinstein, Jean Daive, Anne-Marie Albiach, Joseph Guglielmi. De mois en mois, de nouvelles têtes faisaient leur apparition. Un jour Georges Perec apportait un chat, qui est toujours ici. Un autre, Clément Rosset allait acheter des huîtres au Zeyer, en compagnie de Gaspard, le chien de Raquel, qui est mort et qui a mordu un nombre considérable de poètes. C’était un peu une fête ininterrompue. Les chapelles, ou ce qui en restait, ça nous amusait de loin, mais ça ne nous concernait pas vraiment. Et puis, notre nombril n’était pas attaché à Paris. Nous nous intéressions tous également aux poésies étrangères : américaine, anglaise, italienne, sud-américaine... Je crois pouvoir dire, avec le recul, que non seulement Orange Export Ltd. n’a pas été une chapelle, ni au service d’aucune chapelle, mais que ça a été tout le contraire.
C.E. La présence d’un peintre auprès de vous a-t-elle orienté vos choix, suscité des collaborations où peinture et poésie s’accordaient ?
E.H. C’est plus que cela. L’idée d’Orange Export Ltd. est née de la rencontre entre Raquel et Antonio Cisneros, à Nice, en 1966. À l’époque, je commençais à écrire, mais je ne connaissais pas grand-chose à la littérature contemporaine, surtout à la poésie. C’est avec Raquel et Aptonio Cisneros que j’ai commencé mon apprentissage. Longues soirées de conversations, de lectures, de découvertes. J’écoutais, je posais des questions, j’apprenais. Tout cela au milieu de la peinture, dans l’atelier de Raquel. Si bien qu’il m’est tout à fait impossible de dissocier cet environnement pictural de mon initiation à la modernité littéraire. Un jour, Raquel et Antonio Cisneros ont décidé de faire un livre ensemble, livre à la traduction duquel je me suis trouvé associé : David. Un seul exemplaire. Tout est parti de là. Après le départ d’Antonio Cisneros, qui rentrait au Pérou, Raquel et moi avons eu envie de faire d’autres livres. D’où l’idée d’une petite maison d’édition. On a fait ensemble Le Portefeuil, 40 exemplaires sérigraphiés. C’est mon premier livre. Puis il y eut les rencontres avec Claude Royet-Journoud, Alain Veinstein, Jean Daive, Anne-Marie Albiach, etc. Les réunions de Malakoff, toujours au milieu de la peinture de Raquel, et les premiers livres avec d’autres écrivains.
Le défaut de ce livre-ci, c’est évidemment qu’il gomme le travail des peintres, en particulier celui de Raquel. C’est très regrettable, mais comme un tel travail jouait chaque fois sur le volume de chacun des livres, son format, son épaisseur, sa mise en pages, sa typographie, etc., reproduire ici ces interventions était tout à fait irréalisable.
Le rôle de Raquel ne se limitait pas à ses interventions de peintre. Les choix étaient faits par nous deux, d’un commun accord. Pour le reste, nous nous partagions le travail. Raquel était responsable des. collections Syrinx et Le Chemin des amoureux, ainsi que du Feuilleton, grâce auquel elle a publié les cinq premières séquences de SUITE, de Roger Laporte. De 1975 à 1978, elle a également publié le Bulletin Orange Export Ltd., un quatre-pages distribué gratuitement, qui contenait essentiellement des notes de lecture, faites par des écrivains, sur des livres publiés par nous ou d’autres éditeurs.
C.E. L’éventail des publications étant assez large, avez-vous obéi à des critères de choix a priori, à une conduite pragmatique, à des rencontres d’amitié ?
E.H. Les trois choses à la fois. Critères de choix a priori, oui. À deux exceptions près (Roger Giroux et Valery Larbaud), tous les livres publiés ont fait l’objet d’une commande passée aux écrivains, commande souvent accompagnée de contraintes précises. Conduite pragmatique, certainement. Quand on commande un texte à un écrivain, on accepte le résultat. C’est un risque également partagé par l’auteur et par l’éditeur. C’est aussi le plaisir de la découverte, de la surprise. Avec les années, cette règle du jeu a donné à Orange Export Ltd. sa dynamique propre. Mais, bien sûr, cela n’a pu se faire qu’à la faveur de rencontres amicales, de désirs partagés. Sans ces rencontres d’amitié, Orange Export Ltd. n’aurait jamais existé.
C.E. Par-delà le grand travail accompli, avez-vous des regrets, des remords, des repentirs ?
E.H. Ni regrets, ni remords et, par conséquent, pas de repentirs.
C.E. Croyez-vous à l’avenir d’un hypothétique « Lemon Import Inc. » ?
E.H. Nous n’y avons pas songé, jusqu’à présent. De toute façon, ça ne se décrète pas ainsi, à froid, abstraitement. Il faut des circonstances favorables, un déclic important. C’est pour cette raison que nous avons toujours dit qu’Orange Export Ltd. n’était pas une maison d’édition. Une maison d’édition, c’est fait pour durer (même si ça ne dure pas ou si ça ne dure qu’un temps). Orange Export Ltd. a été une aventure collective, qui a pris la tournure qu’elle a prise, au jour le jour, avec ses temps forts et ses temps morts. Ça a été un énorme travail, mais aussi une expérience inoubliable de liberté. Quand ça a été terminé, ça a été terminé. Librement. Sponte sua forte. Comme ça avait commencé.
C.E. Publier cet ensemble, est-ce affirmer l’entreprise Orange Export Ltd., est-ce l’abolir ?
E.H. Ni l’un, ni l’autre. C’est autre chose. Orange Export Ltd., en tant que « maison d’édition », prend effectivement fin avec la publication de ce livre. Mais mettre fin à la maison d’édition, ce n’est pas abolir son travail antérieur. Qu’un grand éditeur publie aujourd’hui l’intégralité du travail de la plus petite des petites maisons d’édition, c’est une reconnaissance importante.
Le vrai problème que soulève ce livre-ci est le suivant : s’agit-il ou non d’une anthologie des années soixante-dix ? En un sens, oui. Ce livre peut être présenté comme tel, et lu comme tel. Mais il n’a pas été conçu ainsi. Si nous devions faire aujourd’hui une anthologie de cette période, il y aurait évidemment de nombreux recoupements, mais ça ne donnerait pas ce livre. Une anthologie, c’est, par définition, une affaire de choix, mais d’un choix fait d’un seul coup, avec du recul. En ce qui concerne ce livre, ce ne sont pas les textes qui ont été choisis, mais les auteurs, au fil des années, sans la même distance dans le temps. Alors disons, si vous voulez, que c’est comme un album d’instantanés qui témoigne d’une partie de la vie littéraire d’une période. Ou encore, comme je l’ai dit en commençant, un journal poétique, écrit avec les textes des autres. C’est la raison pour laquelle nous nous intitulons « auteurs » de cet ouvrage.
Juin 1986.