ORANGE EXPORT LTD
Publié par Raquel, au 52 Av. Pierre Brossolette à Malakoff (92240)
_______________________________________________________
Sponte sua forte LUCR.
_____________________________________________________________________
Juin 1976 N° 4
UNE FEMME SOUS INFLUENCE
Le « passé » américain, le sol, ne travaille nullement comme ici ; et c'est pourquoi il revient sous la forme véritable de hiéroglyphes de la mémoire, de la perception, de l'ouïe. Le remarquable film de John Cassavettes, Une femme sous influence, met en scène une torsion, un S de feu, de charbon et de cendres, la torsion réciproque de cet homme et de cette femme l'un par rapport à l'autre. Tel film passant récemment à la télévision, avec son clivage – poésie des chevaux, des forêts, le mouvement libre – l'arrivée du machinisme d'autre part, la vie tassée, la vie enfermée, les libertés enfermées de l'autre – ce film lui aussi nous donne notre véritable mémoire, aussi bien donc une telle violence, un clivage, un Nord/Sud. Il n'en faut pas moins pour qu'en 100 ans donc se fonde un matériau qui va revenir dans une précision visuelle, sonore, une Lecture, celle du film de John Cassavettes. On ne peut manquer de penser aussi à ce très bon film Le Parc de la Punition d'il y a quelques années. De même dans le film de Cassavettes, quelque chose des données tribales (le repas autour de la table) se retrouve, le tribal dans son enchaînement, dans son déchaînement. Gena Rowlands probablement déchaîne à travers elle sa propre tribalité, son rapport au Père, dans la torsion d'une Danse, un S scintillant et dans lequel brille tout le feu, toutes les cendres. Ce qui nous semble très remarquable, aussi bien dans Le Parc de la Punition que dans Une femme sous influence c'est la bande sonore et visuelle, véritable ruban de Moebius, sur laquelle précisément tel point marqué n'est nullement un rapport arrêté, figé dans un présent fixe, mais tout au contraire l'ébranlement, le premier frisson (on ne peut manquer d'évoquer l'odeur du chèvrefeuille chez Faulkner). Le pharisianisme familial est dans le film de John Cassavettes présenté comme l'était le tribunal devant lequel passaient les réfractaires à la guerre du Vietnam, comme l'est cet autre tribunal des médecins dans Vol au-dessus d'un nid de coucou. Nous entrons, avec de tels documents, dans L'Histoire du clivage, le clivage du sol américain n'étant que de 100 années à peine, mais suivant de telles fractures, de tels déchirements qu'aussi bien la tribalité (cf. Freud) que les données hiéroglyphiques (là aussi cf. Freud) travaillent, sautent dans l'écran. Le machinisme présent dans le film de Cassavettes sous la forme de cette autre Danse, celle des camionneurs, ce machinisme reprend autrement comment, dans tel film récent, la machine à vapeur apparaissait à la fin de la guerre de Sécession, contre les chevaux. Dans le jeu de Peter Falk on retrouve le meilleur James Dean, ce côté arasé, cherchant ses prises (les prises du dialogue) plus bas, plus bas que la simple posture verticale, conventionnelle, de l'acteur américain. On se souvient de Dean dans toutes ses sueurs de son rapport au Père et à la Mère dans À l'est d'Eden. Ce retour en force nous semble être une école de travail tout à fait remarquable sur les postures du corps. On a envie de dire que La Mariée mise à nu de Duchamp y trouve tout à coup son sens, quelque chose en effet comme une géographie hiéroglyphique interne, une tache de couleurs. Une ironie, un humour renverse tout ce qui pourrait croire encore, ne serait-ce que par une seule fibre, aux nécessités, à la réalité de sa propre apologie. Gena Rowlands détruit l'image familiale, laquelle nous est donnée visuellement avec une précision dans le matériau : ce n'est pas pour rien si à la fin du film les chaises que rangent l'homme et la femme afin de pouvoir déplier le lit sont sans style, un style petit-bourgeois, et en effet tout le S, toute la bande de Moebius de cette femme c'est cela, c'est sa torsion autour, dans, à travers la laideur conventionnelle de sa parenté, c'est comment comme un stéréotype elle propose à manger, encore et encore des « spaghetti » comment elle donne ce surnom à l'un de ses trois enfants. L'Histoire du clivage en effet ira chercher là sa réalité. Elle saura non seulement comment, dans un matériau brassé, concassé, Nord/Sud reviendront, mais comment la petite-bourgeoisie ira inscrire en miroir, dans un miroir laid, son image, sa fin, sa retombée. C'est un autre Parc de la Punition que connaît, que traverse Peter Falk dans ce film, lui aussi court dans un désert et si ce ne sont pas les voitures des policiers qui le poursuivent, c'est le S scintillant, ce serpent, cet Autre, cette inquiétante étrangeté qui habite sa femme ; ce ne sera donc pas le drapeau américain qu'il voudra rejoindre en courant (puisque tel était le contrat entre le tribunal et les réfractaires), mais ce qu'il voudra rejoindre en courant ou en dévalant une pente qu'on dirait être celle d'un volcan, c'est à la fois la partie la plus interne de ce S scintillant, et le point de non-tourbillon de ce S, le point calme d'un tel Maelström. L'excellente qualité du document fait que rien n'est résolu dans ce sens. La tribalité joue à plusieurs niveaux : moment extrêmement violent et fort où les trois enfants, deux garçons et une fille, font un incessant barrage entre leur Père et leur Mère, dans tout un rapport égaré au Bon et au Mauvais objet, bons et mauvais objets qui justement, depuis 100 ans par exemple aux États-Unis, n'ont pas manqué d'être constamment triés, répertoriés, jetés. L'Après Société de Consommation se fait lire là. Société qui traverse son Parc de la Punition, et bien entendu le fond battant en est Biblique. Lorsque Gena Rowlands procède à son rituel initiateur (qu'il faut avoir entendu, vu), on sait qu'elle va trier encore entre Bon et Mauvais objet, que le rapport au Père (dans son cas Mère gommée) va repasser scéniquement, violemment. Aussi Peter Falk a-t-il comme posture, n'a-t-il d'autre possibilité de posture que de tenir le Serpent au bout de son doigt dressé. Un nouveau réalisme cinématographique américain se développe remarquablement, ouvrant l'opération chirurgicale, plaçant sans ménagement ses pinces autour de la plaie à débrider. L'Histoire du clivage n'est autre simultanément que L'Histoire des esclavages, les rapports Nord-Sud (Guerre de Sécession) se retrouvant dans la torsion, dans la bande de Moebius et sur cette bande ce qui est à l'envers dit un autre endroit, les objets (bons, mauvais) subissant un ébranlement profond, physique, symbolique, dans leur distribution. Peter Falk tourne dans une fosse où sifflent les serpents, les morceaux détachés du surgissement infantile dans la représentation que vit Gena Rowlands. Tout au contraire, très loin de tout « état d'âme » occidental européen, sans histoire, sans politique, sans sexualité, le vécu dans les objets menace constamment quelque part, luit dangereusement; ce vécu vient du Père cependant (un Père pourtant bien « tranquille », bien conventionnel) et toute la pulsion haineuse de Gena Rowlands tente, aussi, de contourner cela, son propre Nord/Sud, sa propre guerre de Sécession contre son Père, mais en même temps elle y est déjà, dans une telle Sécession. Ici, Bon et Mauvais vont subir un ébranlement volcanique, une coulée de lave ; elle est sa propre méchanceté, sa propre trahison (lorsqu'elle fait venir un homme chez elle en l'absence de son mari), mais cette trahison d'un soir dit en fait l'envers sur lequel elle se trouve, ce versant du volcan et c'est pourquoi la question n'est pas de la lire « à l'endroit », dans un endroit toujours conventionnel ; elle est à lire dans le sifflement de l'envers clivant, du clivage, de l'histoire clivée de tous les esclavages et leurs hiéroglyphes. Il est bon que le texte biblique, les données bibliques, à ce prix, reviennent, éclatent comme un volcan... Depuis ce Paradis, cet Enfer qu'est une rue lorsqu'on attend ses enfants devant revenir de l'école en car, depuis toutes ces données tribales, les arrachements, comment Gena Rowlands insulte salutairement ces femmes dans la rue en leur demandant l'heure – depuis cela toute une somme volcanique, ne va pas manquer de se lever, configurant, ou reconfigurant tout ce que nous croyons savoir, ce que nous avons mal vu, pas vu, oublié, passé sous silence, détruit, menti, déchiqueté, pensé – nous ne savons rien, nous plaçons un degré d'arasement plus bas, toujours plus bas ; je ne veux pas manquer d'évoquer pour finir James Dean dans À l'est d'Eden face à sa mère à la croisée des chemins, avec son étrange chapeau noir en forme de cornes.
Pierre Rottenberg
_________________________________________
HOMMES ADMIRABLES D'HARALI, COUCHÉS SÉPIA
visages révélés – sels d'argent, de palladium, de platine? – visés, tirés – V. agrandisseur, cache et... dégradateur – traits apparus en chambre noire, après que le point fut fait. À la distance focale, qui sépare les foyers d'une ellipse ou d'une hyperbole, rideau.
À l'intersection cubique des nombres, clic-clac vertical, le petit oiseau tombe et l'image s'inverse au fond de la rétine, comme, disait-on, sur la cornée disséquée en cours de sciences naturelles. Elle gardait jusqu'à putréfaction l'empreinte – cul par-dessus tête – de ce que le bœuf, dans un dernier coup d'œil, avait vu. Et dans l'œil du bœuf abattu, j'ai souvent, en vain, cherché le portrait du boucher.
L'autre jour, à La Hune, les spectres bougeaient encore, et des corps sont venus soutenir les têtes accrochées, les livres étalés. Cimetière des vivants célèbres, catalogue ouvert, pour combien de temps ? Au carrefour du marché et de la vision, ça bavardait gaiement, ça réconfortait comme chatoiements dans les lunettes d'Harali, yeux écarquillés sous l'obturateur des paupières.
Les ombres bistres trouvaient un refuge précaire à l'abri des machines, orbites trouées de solitude, rassemblées à l'usage du public : on exposait et on vendait, dans une librairie, des photos de peintres et d'écrivains.
Sur les cimaises, on donne à voir des personnages. Au-dehors, les meutes aveugles claquent des dents.
Jacques Bertoin
_________________________________________
DENIS ROCHE/MATIÈRE PREMIÈRE
suivi de
WILLIAM BLAKE/POUR LES SEXES :
LES GRILLES DU PARADIS
Couverture de Gérard Titus-Carmel
William Blake : un poète bien joliment bâillonné, une hostie dans la bouche, au milieu d'une victoire d'élans trembloteurs et renifleurs pour achever la scène. Denis Roche, romancier autobiographe, arrogant et désinvolte, les poches pleines de photographies. Lorsque Denis roche parle de Blake, ce n'est plus pour reprendre la démonstration passée sur la fin de la poésie (les entendez-vous ?) mais pour mettre dans son jardin, au milieu des menhirs, celui qui, tout nu mais casqué, recevait là ses amis, en compagnie de sa femme entreprenante et drôle. Lorsque Denis Roche parle de Blake, c'est pour dire ce qui se passait cette année-là, et qu'il s'agissait de 1793, ce qui n'est pas secondaire. Ce temps où l'on rencontre, au milieu d'un renouvellement de paysages aléatoires, des figures discrètes aux noms vieillots : Lacan, Fourier, Sade, Artaud, Bataille, quelques autres encore.
Les Grilles du Paradis, et non pas les portes. Attention aux métaphores. Et avant ce titre: Pour les Sexes. Car il s'agit d'abord d'un pamphlet portatif de libération sexuelle, vous oublierez alors la figure acariâtre et pompeuse des traductions usuelles. Ce que fait Denis Roche dans Matière première, c'est montrer d'un doigt péremptoire où cela se passe. Pour rompre avec l'ennui quotidien, la lassitude scolastique, au moins un livre énervant.
Nicolas de Selves
_________________________________________
Denis Roche, Matière première, suivi de William Blake, Pour les Sexes : Les Grilles du Paradis, L’Énergumène, 1976.
_________________________________________
PALAM
La pelle c'est en latin pala. La pala c'est ce qui met la terre palam : devant les yeux, ouverte. Dehors. La pelle est ce qui retourne la terre. Pelle ou bêche elles l'ouvrent et referment. D'un même mouvement, cèlent et découvrent. À la fois elles fouissent et enfouissent. La pelle creuse la tombe et enterre le mort.
Mais non seule (où expose le dehors) la mort : mais aussi les couleurs de la terre. La terre remuée par la pelle longtemps fut dite la terre paletée. On date du début du XVIIe siècle l'emploi que firent les peintres du terme de palette. La langue parla pour eux : d'un mot qui provenait de la petite poêle (la petite écuelle d'étain où l'on broyait les couleurs de la terre) ils firent usage à l'instar d'une petite pelle. Aussi dit-il d'entrée de jeu : « Quatre pieds de terre trouée dont les couleurs déteignent sur l'ébauche, mordent sur la main… »
Ce même mouvement, ainsi, est double. La motte que la bêche ramène sur son fer a deux faces : terre et monde.
Taire et dire.
L'introduction de la pelle dans la terre retourne la terre. (Il dit : « Mais il y a la terre... ») La parole d'Alain Veinstein est de celles qui ne parlent pas pour la parole : au fond d'un incessant et si profond silence atteste le silence et le vestige même avant que ce mouvement soit double, soit le double, avant que parole et silence soient dissociés, avant que terre et monde se scindent, s'assemblent et s'opposent : au ras même de la terre, alyrique, prolétaire, à la pointe obscure de l'outil le plus vieux.
Atterrement : c'est renverser par terre.
À plusieurs reprises, dans la Rhétorique, quand Aristote veut faire sentir l'irrésistibilité où entraîne la parole que l'auditeur soudain fait sienne, la clarté comme irrémissible qui s'abat sur son corps et tout entier l'échange à ce corps de la voix, il fait image de cette parole comme « ce qui renverse et jette à genoux sur la terre ».
Atterrer.
C'est le plus silencieux et atterrant des livres. Pauvre à l'extrême misère de la terre. Brusque comme la voix du malheureux se casse. Elle s'effondre dans le malheur, elle « retourne » sa mort. Pages, de toutes les pages d'Alain Veinstein, les plus laconiques en tant que dessaisies à l'indigence sans voix du dehors, de part en part soumises à l'extrême rareté, dénuement du corps arc-bouté-nu (mais il dit : « Non, ce n'est pas un corps... »), entière disette du sens, désert des voix, gueuserie des discours.
D'une même racine (de même paganus, non l'homme : le paysan, le journalier, dont le soin, comme on disait jadis, est le journal de la terre) procèdent pala et pagina : la pelle et la treille, devenue colonne d'écriture.
Face à pala : palla, la mantille de femme. D'où pail, le drap mortuaire. Pallier c'est couvrir d'un manteau. Ainsi, à l'angle que fait la bêche sur la terre qu'elle rompt, pour une fois le monde ne pallie pas la terre, pour une fois la voix ne pallie le silence. La voix atterrée, silencieuse du plus humble, elle retourne la terre.
Pascal Quignard
_________________________________________
Alain Veinstein/Lars Fredrikson, L'introduction de la pelle, Orange Export Ltd, 1975.
_________________________________________
Retour à la liste des bulletins