ORANGE EXPORT LTD
Publié par Raquel, au 52 Av. Pierre Brossolette à Malakoff (92240)
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Sponte sua forte LUCR.
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Juin 1977 N° 9
De la poésie cela ? Voie ferrée. Un homme marche le long de la voie ferrée. Loin de l'hôpital où vous appelez. Je suis saisi par l'odeur. Les détails qui composent votre récit : un trou, une déchirure, une tache. Flambant vieux – et misère. Personnages de l'usure. Là où vous avez beau appeler. Où d'autres personnages payés pour ne pas vous entendre. À quelques pas d'ici, je n'ai donc pas reçu de démenti : trou, déchirure, tache. Personnages que je peux tuer d'un mot. Spectacle des corps perdus. Agonies. Il y aurait avantage à ne pas oublier. À se réunir autour d'une vraie dispersion. À écrire, au pluriel, un milieu de dispersion, si vous voyez ce que je veux dire... Alain Veinstein
TOUTE UNE LONGUE ET LONGUE NUIT 1
Ostende, mercredi 24 novembre
et les mots : l'ombre du dernier arbre. Bleu au-dessus, d'un bord à l'autre. Tout nom gisant dans la boîte d'écriture. Tout amour au fond des cases. Ni contours accusés ni la couleur : ce qui ne fait passer que des teintes plus claires. Peu de chose et comme à moitié chemin. Sous ce bleu inhabitable où l'air brisé ne contient pas. D'indivisible façon toute séparation : déjà la langue dont la note unique « et pleure dans le désordre de ». Ne restât-il, pour dehors, qu'une rue. L'hiver dans l'ombre insensiblement. Un lieu.
Brighton, samedi 27 novembre
avec le jour cette. Et l'attente qui dure. Impénétrable aux choses. « Ce qu'elles vécurent cette année-là devant la mer. » Deux. Ni point d'appui ni l'arête d'un mur. Les heures du jour. Épaissies du tumulte de l'air et des paquets de corde. La mémoire exposée en vain.
Je ne sais si l'hiver ou plus loin. De plus loin encore le regard. De « dos »
Londres, jeudi 2 mars
de là-bas. Ni croît ni perte de mémoire depuis. Or l'addition des images. L'envers d'une robe. Les plis. Ne gagne ni ne tombe de ce côté-ci : mais une étreinte fixe.
Emmanuel Hocquard
- Franck Venaille/Jacques Monory: Deux, roman photo, 1973.
PALUDES 1
Mettons que je conjugue, à la première personne, et au présent, « j'ai des larmes dans la voix ». Est-ce que je n'échoue pas d'avance à faire entendre ce chevrotement que je dis ?
Et maintenant la même question, troussée autrement : peut-on assembler des figures, colliger ces bris du discours amoureux ? Ou bien : comment ne pas imiter ?
Quelle voix faut-il, dans la langue, pour que l'amour n'y dégouline, mais bruisse, au point que lecteur, j'aille dire du « je » supposé de ce discours : « il a des larmes dans la langue » ?
Passage de « una làcrima sui viso » à la larme ou l'alarme du Livre. Si je beugle, il va en sortir guimauve ; si je mâche la syntaxe dans ma bouche : la « fruition ».
L'amoureux « accepte de retrouver le corps enfant » ; il a reçu le don des larmes.
Mais celui qui des larmes écrit : « elles lui semblèrent si savoureuses et très douces, non pas seulement au cœur mais à la bouche », qui est-il ?
Et si je pose déjà la question autrement : Alors ? que dire à aimer Mallarmé ?
Celui-là retrouve dans la langue le corps enfant. Qu'il scrute les sangs de sa bien-aimée, qu'il hume l'urine des pissoirs, ou bien encore qu'il dépouille de leurs collections d'angelots les cimetières, toujours il est « Malgré la défense de sa mère allant jouer dans les tombeaux. »
Il retrouve le corps enfant : c'est dire qu'il écrit, « là où il 'n'est pas ». Où va-t-il ? Il va faisant l'apprentissage du bégaiement, épelle, commence de balbutier (« Quand les dés heurtent les dents la guerre commerce... »). Car « Dans les langues les plus anciennes, les mots qui servent à désigner les peuples étrangers se tirent de deux sources : ou de verbes qui signifient bégayer, balbutier, ou de mots qui signifient muet... »
Ce n'est pas dire qu'il « régresse ». Il porte l'étranger dans « sa » langue, brise « l'expansion illimitée du moi ». L'enfant-je dit « il » : pas dans la vie, dans la langue.
Mallarmé,
____________________________« Mère, pleure
____________________________Moi, je pense »
______________________alors, que dire à aimer ?
« Que dit-elle longtemps elle pleure longtemps elle tient contre son corps l'enfant serré longtemps elle lui écrase les lèvres salis- sant la bouche-enfant. »
Et ainsi de suite va, parce que l'amour, la larme, le livre (humecté) : un branlement de langue, une épiphora épongée dans les marges.
Livres :
Roland Barthes, Michelet par lui-même, Le Seuil.
Mathieu Bénézet, Dits et récits du mortel, Flammarion.
Mallarmé, Igitur ; Scolies ; Tombeau pour Anatole.
Michelet, Journal, Gallimard.
Renan, cité par Gérard Genette, Mimologiques, Le Seuil.
Dominique Laporte
1 Roland Barthes, Fragments d'un discours amoureux, Le Seuil,
Inexprimable amour,
Eloge des larmes,
Union
Mathieu Bénézet, La guerre commence, collection Figurre, Orange Export Ltd.
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