BULLETIN
ORANGE EXPORT LTD
Publié par Raquel, au 52 Av. Pierre Brossolette à Malakoff (92240)
_______________________________________________________
Sponte sua forte LUCR.
_____________________________________________________________________
Janvier-février 1976 N° 1
LES ESPIONS THRACES DORMAIENT PRÈS DES VAISSEAUX (cylindres et cachets) Raquel/Emmanuel Hocquard. Collection Chutes. 9 exemplaires. 90 F.
Au pied des grottes d'Hercule, sur le littoral atlantique, l'archéologue Montalban mettait au jour les vestiges d'un comptoir romain du 1er siècle qui par la suite avait subi l'assaut des Vandales: les peintures murales avaient été systématiquement martelées et leurs débris, abandonnés à terre, peu à peu recouverts par les sables; tandis que les murs qui les avaient supportées allaient pourvoir aux besoins en pierre de générations d'autochtones.
Des semaines durant, chaque journée apporta son lot de fragments colorés d'anciennes fresques, lesquels, une fois lavés et disposés sur de longues tables, s'avéraient inaptes aux plus patientes tentatives de reconstitution, même partielle, du moindre pan mural.
En revanche, cette irréductibilité du fragment à réintégrer l'ensemble originel amorça, par le biais des lacunes, la disparition du support et la perte définitive du modèle, l'hypothèse d'une nouvelle redistribution du monde née du hasard de ces éclats auxquels quinze siècles d'ensablement avaient conservé une étonnante fraîcheur quant aux couleurs dans le pressentiment d'une rythmique où l'entre commençait à engloutir à travers la ville morte la vivante, et jusqu'à la mer proche, la saison déjà très avancée avec le risque des grandes marées d'équinoxe...
Libérés de l'origine et laissés à leur trop grande évidence propre, il fallut bien, par raison, les rendre aux sables, les fragments, nam quodcumque suis mutatum finibus exit/continuo hoc mors est illius quod fuit ante (Lucr.). C'était en été 1953.
Restent aujourd'hui, dans l'inversion du rapport habituel, cinq cellules prosodiques réalisées par Raquel au moyen de cachets de pomme de terre et d'aquarelle plus, écrite par celui qui fut témoin de ces événements, une table descriptive des planches faisant office d'image.
Emmanuel Hocquard
___________________________________________
CHUTES
Neuf livres: multitude, légion. Ce tirage n'est pas intime. Une quantité vaut pour toute quantité : neuf livres ou mille ou cent mille exemplaires. Reste, seule, et indéfectible, la métamorphose de l'écrit en livre : purs pluriel et dehors. Or, pas plus qu'ils ne comptent, ne se comptent, auteurs, lecteurs. Les livres sont là. Les lecteurs ne sont pas un nombre. Ils sont les autres. Tout autre : purs pluriel et dehors.
Les chutes, qu'Emmanuel Hocquard imprime à la main, ne sont pas un nombre, sont un temps : l'espace d'une journée. Ainsi jadis appelait-on journal la surface du champ que brassiers ou tenanciers cultivaient en un jour. Le nombre des chutes c'est le nombre des livres imprimés à la main en un jour.
Sans doute leur nombre définit-il une quantité, autant que toute quantité, et quelle qu'elle soit. Mais ce n'est pas la quantité qui définit leur nombre : c'est le jour.
Les Grecs possédaient un adjectif pour dire ce temps des chutes. Éph-èmeron est le temps s'espaçant dans la durée du jour. Le repère était le soleil du jour. ·
La chute est l'action d'une chose qui tombe ou qui périt. Toute, elle se consomme dans le renversement. C'est ce jour. La chute du jour c'est le moment où le jour diminue, où la nuit commence à se faire. La chute c'est le moment où l'écrit singulier disparaît, où le livre.
Pascal Quignard
___________________________________________
NOTE SUR UN TOME FINAL 1
Frêle bruit....................... Après tant de pages accumulées pour joindre le geste à la parole, cet écrivain voit se resserrer l'étau de l'horreur. La face tournée vers le mur, entre le livre qui n'a rien déjoué et le cadavre du frère. Hideuse image, que la dernière toilette occultera matériellement, la remplaçant par une autre plus harmonieuse et plus conventionnelle marquant une sorte de retour à la norme [...]. Mais n'est-ce pas, en ce moment, à une dernière toilette que je veux moi aussi procéder, essayant – pour rendre la chose plus tolérable – d'imposer par la plume une ordonnance à ce qui est horreur sans nom ? ................................ Toilette....................... Vient de toile (le tissu de l'armure la plus simple). Tout texte est donc bien une toilette (ici, la dernière toilette), et une toilette peut être ce qui enveloppe l'horreur sans nom, comme ce qui sert à la parure, ou encore l'action de se préparer, de s'apprêter pour paraître............................................ Texte........................ Résume ce qui enveloppe, pare et prépare...
De l'horreur différée... Ce qui, ici, est en avant, mais n'a pas encore droit à l'acte. Le texte est une répétition. Ainsi de ces quatre livres, comme de tout récit. Acculé. Sans point d'appui. Qui suspend le risque en nouant ses mots. Qui ne perd ni ne gagne : jusqu'à la corde, ne récitant que la règle du jeu.
Alain Veinstein
____________________________
1 Michel Leiris, Frêle bruit (La règle du jeu, IV), Gallimard, 1976.
Retour à la liste des bulletins