par Francesco Rapazzini. Revue CHARTA 166,novembre-décembre 2019 (Traduit de l'italien)
Gaspard pouvait se vanter d'être de loin le chien qui avait mordu le plus de poètes au monde. Il ciblait les chevilles. Il suivait partout Raquel et quand elle s'asseyait à une table de café, il allait se balader et revenait quelques heures plus tard, avide de jambes poétiques. Si, au café ou à l'atelier – l'atelier de Raquel était sa réserve de chasse préférée – un malheureux ne faisait pas attention, son moindre risque était de voir son pantalon déchiré. “Il joue”, disait sa maîtresse en riant. “J'avais compris “, répondait le poète-victime. Puis tout cela cessait ; Gaspard passait à autre chose, le poète aussi, alors que Raquel, pour sa part, ne s'était pas distraite de ce qu'elle faisait avant l'incident. Et elle a tellement fait, cette femme tellement belle, charismatique, talentueuse !
Raquel fut peintre, elle fut éditrice, elle fut vigoureusement intellectuelle. Autour de la grande marmite de riz qui bouillonnait dans la cuisine de son bel atelier de Malakoff, aux portes de Paris, elle réunissait le monde de l'intelligentsia française des années 70, 80 et 90. S'y retrouvent écrivains et danseurs, acteurs et poètes – les favoris de Gaspard – exilés et philosophes. Pour elle, vivre n'était pas une condition, c'était une question, et elle a demandé à tous de l'aider à comprendre ce que c'était. D'une humeur douce et joyeuse, mais aussi capable de violentes colères, elle était fondamentalement angoissée "parce que – comme on peut le lire dans un livre écrit avec Saralev Hollander, spécialiste des écritures juives – l'angoisse peut devenir désirable quand elle paralyse et vide la mémoire".
QUELLE VIE, QUELLE ÉNERGIE
Raquel Levy est née en septembre 1925 à Gibraltar, ce qui fait d'elle une citoyenne britannique, dans une famille de juifs aisés et cosmopolites. Depuis l'enfance, elle lisait tout ce qu'elle pouvait : "Les livres, un outil pour comprendre", dira-t-elle plus tard. Puis elle a émigré avec ses parents et ses trois frères et sœurs à Casablanca où elle a suivi des cours de danse — la danse restera toujours importante et présente dans sa vie — et un enseignement à l'École des Beaux-Arts de la ville. Après un mariage éphémère à l'âge de 18 ans, Raquel rencontre Jean Tabaud, danseur et dessinateur de dix ans plus âgé qu'elle, qui fera plus tard carrière comme portraitiste aux Etats-Unis. Il avait participé aux Ballets russes. Prisonnier des Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, il s'était évadé du camp où il avait survécu grâce à ses dessins. Tombé amoureux de Raquel, il lui a appris ce qu'il y a de plus important dans la vie : être libre. Puis le beau Jean part pour Los Angeles et peu après Raquel quitte Casablanca pour Paris. Elle s'installe rue Dauphine, dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés, juste au-dessus du célèbre Tabou qui fut le quartier général de Juliette Gréco et de sa bande qui comprenait Yves Montand et Simone Signoret. L'appartement aux murs rouges de Raquel est rapidement devenu un lieu de rencontre pour les étrangers espagnols et sud-américains. Les gens y dansaient et faisaient de la musique jusque tard, très tard dans la nuit, alors que le jour elle suivait les cours de peinture d'André Lhote et Henri Goetz à la Grande Chaumière.
Quelle vie, quelle énergie.
Raquel tombe amoureuse d'hommes intelligents, cultivés, audacieux. Elle a fait ça toute sa vie. Les hommes l'aimaient et elle aimait les hommes. Elle fut la compagne de l'Autrichien Ivan Bodis-Wollner, qui est devenu l'un des plus célèbres neurologues des Etats-Unis, a partagé sa vie avec le psychologue Jean-Claude Gomel, se liera au poète Emmanuel Hocquard. Ils sont tous restés des amis très proches. "En fait, nos coups de foudre ont toujours été des coups de foudre pour l'éternité”, disait Ivan Bodis.
Puis elle quitte Paris et abandonne la peinture pour retrouver les deux vers la fin des années soixante. Elle a également découvert l'atelier à Malakoff, qui était une ancienne imprimerie, l'a aménagée et là, une fois que tout était en place, ou presque, a donné vie à cette deuxième longue phase de son existence qui fut une succession de rencontres, de chocs, de chefs-d'œuvre.
UN ÊTRE EN DEVENIR
Alors que sa peinture gomme les éléments extérieurs, qu'elle devient de plus en plus essentielle dans son abstraction, forme qui pour elle montre l'invisible, le silence – sa recherche a toujours été de "supprimer" au lieu d'ajouter, au point d'effacer même toute trace du pinceau – Raquel s'ouvre à la littérature. A la poésie. Pourquoi se limiter à une seule forme d'art ? "Pour moi — expliquera le peintre — la vérité ne peut être que partielle, plurielle, parce que je ne peux pas me connaître, me comprendre sinon par une dynamique continue, je suis un être en devenir. Je suis à faire à chaque instant*."
Et lorsqu'elle découvre - ou plutôt redécouvre - l'univers infini qu'offre l'écriture, Raquel affirme avec conviction : " C'est notre vocabulaire, c'est notre parole ou notre parole écrite qu'il faut analyser et sonder pour comprendre notre profondeur et ce qui nous compose ".
En 1969 elle réalise son premier livre avec le poète péruvien Antonio Cisneros, et en 1972 elle fonde la maison d'édition Orange Export Ltd. avec Emmanuel Hocquard. “Une fabrique de livres”, disait-elle. Il y avait deux presses dans l'atelier. L'une pour l'impression, l'autre pour le rainurage. Les tirages étaient minuscules : vingt, trente, quarante exemplaires. Il y avait une collection, Chutes, composée de livres tirés à neuf exemplaires seulement. Une fois par semaine, des réunions se tenaient sur les bancs de l'atelier, accompagnées de vin, de beaucoup de vin. "Nous avons fait la fortune de Brahim, l'épicier du coin de la rue", s'en amusera Emmanuel Hocquard des années plus tard. Et à une époque où Jean-Pierre Faye et Philippe Sollers, alors à la tête de Change et Tel Quel, se disputaient haineusement sur la scène littéraire française, Raquel réussissait à faire parler les membres de l'un avec les membres de l'autre et à publier leurs textes. Grâce au vin, au charme et à l'intelligence de la maîtresse de maison, à la futilité des guerres de l'édition, le fait est que les poètes se sont assis à la même table, autour de la même presse et ont publié leurs œuvres ensemble. Et Raquel les a illustrés avec des aquarelles, des lithographies, des collages, toutes techniques que l'on retrouve ensuite dans ses œuvres personnelles en tant qu'artiste qui signait de son seul prénom, comme si son nom de famille ne l'intéressait pas beaucoup. "La peinture et l'écriture se retrouvent dans un livre non pas pour se confondre — a dit un jour l'artiste — mais pour contribuer à un résultat précis, celui d'un dialogue, d'une rencontre temporaire et aléatoire, sans lendemain dogmatique, d'une joyeuse complicité entre moi et l'auteur".
UNE FÊTE ININTERROMPUE
C'est ainsi que Jacques Roubaud (Change) a vu deux livres publiés entre 1976 et 1979 et Marcelin Pleynet (Tel quel) trois entre 1980 et 1986. Mais ce n'est pas tout. Dans le catalogue d'Orange Export Ltd, on retrouve également des poètes extraordinaires comme la minimaliste Anne-Marie Albiach, Mathieu Bénézet, reconnu comme l'un des poètes les plus importants de sa génération (il est né en 1946), le protéiforme Olivier Cadiot, son amie Danielle Collobert qui s'est suicidée à l'âge de 38 ans après avoir publié avec Raquel Survie, et encore Jean Daive, Henri Deluy, Joseph Guglielmi et, bien sûr, Emmanuel Hocquard qui a publié douze textes dans sa maison d'édition, dont neuf illustrés par Raquel : le premier, Le Portefeuil, en 1973 et le dernier, Diptyque, en 1984. Bref, quand on regarde de près les cinquante auteurs français (neuf étaient étrangers, dont Paul Auster et Cid Corman), on peut voir tous les grands poètes de l'époque : tous gravitaient autour de Raquel et Hocquard dans ce qu'ils ont appelé une fête ininterrompue*. À cette fête participait volontiers aussi Georges Perec, qui un jour est arrivé avec dans ses bras non pas un texte mais un chaton. Gaspard ne l'a pas mordu, le chat a été adopté, et il est devenu la mascotte de l'atelier. Et lorsque la maison d'édition s'est arrêtée au centième volume en 1986, tous les travaux publiés ont été rassemblés en un seul volume par Flammarion en 1992, comme pour rendre hommage à l'importance du travail des deux presses de Malakoff… L'expérience d'Orange Export Ltd a été un exemple pour plusieurs petites maisons d'édition qui ont fleuri pendant ces années. Raquel partit pour Rome, habita à la Villa Médicis, et revint avec la lumière dans les yeux qu'elle versa dans la magnifique série Rome de 1988 : une joyeuse et heureuse séquence d'études chromatiques jaunes, orange et rouges. Sur papier. Beaucoup de ses œuvres étaient sur papier et de papier. C'est un matériau qu'elle aimait beaucoup et qu'elle manipulait quotidiennement : elle le pliait, le froissait, le teignait, le peignait…
Elle avait une énergie à dépenser, pas à disperser : "Raquel avait une présence et une volonté impérieuses, une obstination qui contrastait avec sa timidité apparente. C'était une grande dame gentille et affectueuse, — son ami et philosophe Claude Birman s'en souvient aujourd'hui — oui, mais elle pouvait juger abruptement avec sécheresse ceux qui ne semblaient plus dignes de son estime". Et puis alors il n'y avait plus rien à faire. La porte de l'atelier leur est restée fermée à jamais.
Ses œuvres ont été rapprochées de celles de Rothko, mais elle a refusé cette comparaison ; son art, intraduisible, insaisissable, indicible, est, comme elle le dit elle-même, "pas encore le jour, pas encore la nuit, c'est l'instant entre les deux. La peinture me sert de question. Et aussi de réponse".
Tout au long de sa vie, Raquel n'a pas cessé de sentir, après chaque œuvre achevée, que ce n'était pas encore exactement ce qu'elle voulait réaliser. Mais alors, malgré tout, comment décidait-elle qu'une œuvre est terminée ? C'est lorsqu'un coup de pinceau, le dernier, a créé cette tension, cet accord qu'un coup de pinceau supplémentaire pourrait tuer. "Un coup de plus et plus rien, la mort. Un geste de trop et tout échoue", commente l'intéressée. C'est aussi un peu "ce qui l'interpellait chez les écrivains avec lesquels elle a collaboré dans sa maison d'édition : ce sont tous des auteurs pour qui le livre est l'occasion de dire la difficulté, ou plutôt l'impossibilité de toute connaissance, autorité ou pouvoir.
QUEL FEU TE CONSUME ?
Au fil des années, Raquel a commencé à peindre des tableaux gigantesques : elle posait la toile sur le sol et marchait autour comme dans une danse, un ballet dont elle seule connaissait l'alchimie, et qui étaient d'immenses œuvres non seulement par leur volume, mais aussi par leur qualité. Elle avait abordé l'étude du Talmud et, dans l'atelier, en plus des soirées musicales, festives, littéraires, elle avait également introduit des rencontres d'étude sur les écritures juives. Quand nous avons dit que Raquel avait une énergie infinie... "Quel feu te consume ?" lui avait demandé une fois sa mère.
Exposée dans les meilleures galeries parisiennes — le Musée d'Art Moderne de Paris a présenté ses œuvres — Raquel, tout au long de sa carrière artistique, n'a jamais été très intéressée par la poursuite du succès, elle ne s'est pas donné la peine de trouver où exposer ses toiles et ses œuvres sur papier. Elle était connue de ceux par qui elle voulait être connue et ceux qui voulaient la connaître pouvaient toujours frapper à la porte de son atelier. Ils étaient accueillis par son sourire léger, par son éclat de rire. C'est ainsi qu'on la voit dans le film que le jeune réalisateur Julien Borel lui a consacré en 2008. Raquel avait 83 ans, elle était encore belle, elle était encore très active. A un certain moment du documentaire, cependant, elle est devenue sérieuse et, soit regardant directement la caméra un peu", soit l'esquivant timidement, elle confessera, comme si c'était son testament spirituel : "Je ne suis ni peintre ni écrivain. Je cherche. Je sais de moins en moins*. De mes certitudes, il ne me reste plus grand-chose”. N'est-ce pas l'essence même de tout vrai philosophe que de chercher de plus en plus dans les entrailles de la connaissance, en gardant à l'esprit que plus on avance, plus on a la conscience de savoir de moins en moins ?
Raquel est décédée en 2014 ; elle avait 89 ans. Elle est enterrée au cimetière de Thiais ; sur sa tombe est gravée la lettre alef, א. Et c'est tout. Alef, la première lettre de l'alphabet hébreu, le début de tout. Son atelier avec la véranda et l'improbable bambouseraie a été "légué" à une autre artiste, l'artiste multimédia Cécile Beau, amie de Raquel, qui a inventorié les plus de trois cents œuvres laissées dans l'atelier. Et le 15 avril dernier, tout a été mis aux enchères à Drouot. A l'exception des livres aujourd'hui introuvables même sur le marché de l'art ou des antiquités, si ce n'est à des prix farfelus, sont passés sous le marteau du commissaire Crait + Müller les petites peintures, les œuvres immenses et ensuite les collages, les acryliques et les gouaches sur papier. Tout un après-midi pour disposer de toute cette bonté de Dieu. Moi aussi, j'ai participé à cette vente et j'ai acheté cinq de ses œuvres. Aujourd'hui, elles me tiennent compagnie sur les murs de ma maison et me parlent de calme, de vie. D'espaces infinis.
* En français dans le texte