Julien Borel
Entre deux moi
Julien Borel est le réalisateur du film "Raquel Entre deux moi" qui figure sur ce site. Ce texte est extrait des écrits préalables à la conception du scénario.
Note d’intention :
La peinture de Raquel ne se donne pas facilement à voir. Si elle a exposé dans des lieux prestigieux tels que le musée d’art moderne de la ville de Paris, elle n’a jamais été animée par la volonté de montrer son travail à tout prix. Son statut dans la peinture contemporaine reste encore à définir mais là n’est pas le propos. Ni historien, ni critique d’art, mon point de vue n’est également pas celui du biographe désireux de retracer le parcours d’une artiste. Avant d’être le portrait d’une artiste, Entre deux moi est un voyage dans l’intériorité d’une femme dont j’ai la faiblesse de croire qu’elle est devenue une amie.
J’ai appris à la connaître au cours l’année que nous avons vécu ensemble. Outre la vie commune, nous avons travaillé sur le montage d’une exposition de son travail dans le loft. Il est donc le paysage dans lequel s’inscrit notre relation. C’est aussi un lieu que Raquel habite, au propre comme au figuré, depuis plus de trente ans. Un lieu de création auquel sa peinture donne une âme, le décor dans la tragédie de Raquel. Un lieu qui surgit quand je pense à elle, où je l’ai regardée évoluer tel un observateur participant dont la présence s’oublie. Ce loft s’impose à l’évidence comme le huis clos de mon portrait dont Raquel est le seul protagoniste.
Elle parle peu de sa peinture qui n’est d’ailleurs pas conceptualisée en amont. Un travail au présent dont la relation au corps, au mouvement est le moteur. Ce n’est qu’à posteriori, en se retournant sur son oeuvre, que Raquel peut établir une passerelle entre des moments de sa vie imprégnés d’un certain rapport au monde et les « périodes » de sa peinture. Ainsi, une quelconque rationalité du langage ne me semble pas appropriée pour dire Raquel et son travail. De mon point de vue, la « vérité » de Raquel se dévoile aux moyens de la poésie, de la sensation, d’une certaine spiritualité. Entre deux moi sera une tentative de restituer formellement ce degré d’abstraction, entre rêve et réalité. Comme au réveil, lorsque l’on peine à rassembler fragments d’un rêve que l’on désire à tout prix se remémorer. Des images, des mouvements, des sensations, des voix nous reviennent jusqu’au moment où le tout prend forme et retrouve un sens.
Le film se veut fidèle à l’image que je conserve de Raquel. Outre l’envie de donner à voir implicitement ce qui lie la lie à sa peinture, il s’inspire des réminiscences du temps passés en sa présence.
La première fois que je l’ai vue, personne âgée et femme étrangement belle. Le mystère qu’elle dégageait. Des images d’elle dans la vie quotidienne, évoluant dans les pièces, dans l’embrasure d’une porte, buvant le thé ou en train de lire. Enfin la Raquel de nos discussions après les repas partagés.
Synopsis :
La nuit tombe sur Paris. L’hiver finissant libère une vague de froid dans un dernier sursaut d’orgueil. Raquel rentre à l’atelier. Elle traverse le pont qui surplombe le périphérique, frontière mécanique en mouvement. On distingue à peine son visage, seul sa silhouette courbée se détache dans le balai des lumières artificielles. Elle s’arrête un instant et contemple le spectacle. Jason ne tarde pas à la rejoindre. Un peu plus loin, un immeuble délabré. Dans l’obscurité du hall d’entrée, elle pousse un battant en bois et suit un long corridor à ciel ouvert…
Il règne un silence apaisant dans ce lieu hors du temps, à l’abri du tumulte urbain. Le volume des pièces est préservé par la rareté du mobilier. Chaque objet porte la trace de son histoire, trente ans d’une vie sobrement exposée. Un luxe ancien se dégage de l’ensemble. La beauté aussi. A l’étage, cette chambre à la moquette rouge vif dédiée au sommeil où seul un matelas repose, central. Cette véranda donnant sur une improbable bambouseraie, comme une invitation au voyage, bercé par le bruissement léger des feuilles dont Jason raffole. De là, on aperçoit une pièce dont la façade vitrée reflète cette jungle. Elle ne s’éclaire souvent qu’à une heure avancée de la nuit.
L’autre trésor du lieu se cache derrière une porte cadenassée. Certaines de ces plus belles pièces habillent les larges murs de l’ancienne imprimerie. Les salles sont ainsi empreintes d’une atmosphère particulière. A l’explosion de couleurs éblouissantes peut succéder une plongée dans les ténèbres d’une toile noire.
Qui est cette femme naviguant ainsi à travers ces lieux au gré de ses occupations ? Elle semble flotter, impalpable, toujours fugitive. Que cherche t-elle dans l’insurmontable fouillis de cette chambre ? Quels sont les traits du visage de cette femme aux cheveux blanchis par le temps, qui semble plongée dans le même recueillement, devant une tasse de thé ou la Torah?
Il est tard. Les projecteurs de la bambouseraie s’éteignent. L’obscurité tue le reflet puis le visage de Raquel apparaît. Elle semble toute petite parmi les toiles immenses. Celles gênantes pour l’harmonie de l’espace sont manipulées avec force et dextérité. C’est bien elle qui mène la danse. La peinture est prête, Raquel se déplace aérienne et précise autour d’une toile vierge couchée au sol. Mouvement perpétuel du corps et de l’esprit…
« Et à présent nos yeux sont les yeux d’un chat illuminé par les phares d’une auto.
Et désormais il n’y a pas d’autre espace entre vous et la peinture
Que la peinture même. »
L’ambiance feutrée du petit salon où nous nous retrouvions parfois pour le dîner. Raquel vient de terminer son assiette. Je la retrouve, avec ses petites bouchées, le geste lent, concentrée. Je suis toujours friand de ses anecdotes interminables, son brin de folie, son rire attachant. Le vin renforce notre sentiment d’intimité. Un moment suspendu où elle me parle, réellement, dans la chaleur de la confidence. Son inspiration, son œuvre, ses regrets, ses projets, ses peurs, poésie, vieillesse, vie, mort, solitude, bonheur.