La peinture de Raquel de 1958 à 1971
L’exposition de décembre 1970 – 1971 à la galerie Position du Pont du Loup a été accompagnée d’une présentation multimédia dont l’objet était de montrer l'évolution de la peinture de Raquel.
Nous en avons retrouvé le scénario, et il nous a paru intéressant d’en retenir les éléments historiques.
Paris, 1958-1959, à l’époque où s’amorce la réaction contre la peinture abstraite. La civilisation industrielle et urbaine engendre, à travers ses formes, une nouvelle sensibilité esthétique. Séduite, toute une génération d’artistes voit dans « la nature contemporaine, mécanique et publicitaire » le nouveau dictionnaire du vocabulaire plastique et se détournent de la peinture. L’objet tend à remplacer le tableau.
Mais pour Raquel, qui est alors à Paris, la question d’un choix ne se pose pas :
« Les projets respectifs des avant-gardes de ce moment et de la peinture abstraite, ça représentait deux directions de recherche différentes, mais pas nécessairement opposées. Bien sûr, il y en avait qui disaient que la peinture était morte, et qu’il fallait la remplacer par autre chose. En réalité, je pense que la fascination qu’exerçaient ces formes issues des progrès technologiques correspondait chez certains au besoin de trouver des modes d’expression en rapport avec l’époque. Moi, c’est un problème qui ne m’intéressait pas directement. Mon regard était plutôt tourné vers l’intérieur : voir clair en moi-même. Pour cela, la peinture, la peinture abstraite me convenait très bien. C’est pour ça que j’ai continué à peindre. »
Dès 1958, la participation de Raquel à la première Biennale de Paris met en évidence ce qui sera la grande ligne de force de l’œuvre : une indépendance radicale qui va sous-tendre le développement de la pensée picturale au fil des années.
Cette indépendance s’affirme notamment sur deux plans :
– d’abord au niveau de l’insertion historique de l’œuvre par rapport aux autres courants picturaux contemporains, avec lesquels elle reste sans attaches directes ;
– ensuite, ceci expliquant sans doute cela, l’indépendance encore plus déconcertante de prime abord du peintre par rapport à sa propre création : la dynamique de l’œuvre tient ici en une constante remise en question de l’acquis, de sorte que l’approfondissement de la pensée picturale se fait au prix d’un refus permanent chez le peintre à s’enfermer, ou même à s’attarder dans les limites d’une définition de soi par sa peinture. C’est donc, paradoxalement, par éclatements successifs des langages, au fur et à mesure de leur formulation, que l’œuvre se construit et s’affirme dans son unité propre.
On est loin d’une démarche qui tendrait à l’affirmation d’une individualité par la conquête d’un langage personnel original. Le fait est assez rare pour être souligné. Une simple lecture de l’utilisation de l’espace au long des douze dernières années met clairement en évidence ce processus de simplification et de dépersonnalisation.
L’espace saturé de 1970 tel qu’il apparaît ici trouve sa force et sa cohérence (clarté, épanouissement) au terme d’une démarche qui a été axée sur l’élimination progressive de toutes les résonnances personnelles formulées antérieurement à travers les formes et leur mouvement.
Mais reprenons le processus au départ.
En 1959 apparaissent déjà chez Raquel un certain nombre de thèmes exploratoires qui accusent des dissonances par rapport à la structuration classique de l'espace-peintre abstrait :
- introduction de courbes qui décentrent la composition,
- déhanchement des plans déséquilibrés par la juxtaposition de secteurs excessivement contrastés,
- dislocation des masses par désarticulation,
- éclatement,
- agglutination.
L’espace pictural malmené, déchiré ou surchargé de 1959 va être le point de départ d’un processus d’expulsion des signes qui va durer au moins jusqu’en 1965. Mené simultanément sur le plan de la ligne et de la couleur, le travail tend à susciter progressivement un nouvel espace, libre (mais non vide), conquis peu à peu sur la désintégration des formes.
Paris, 1960 - 1961.
L’émergence de cet espace second va en se précisant en 1960, dans une série de peintures exposées à Washington. L’ensemble pourrait faire écho à une phrase d’un personnage de Lawrence Durrell : « L’art est uniquement un facteur de purification ; il n’affirme rien. »
Ici, en effet, la présence picturale semble vouloir déserter le signe-couleur qui s’effiloche à travers l’espace concomitant (le blanc de la toile ou du papier) sans jamais chercher à s’y intégrer vraiment. La forme, exubérante, ne semble être déployée que pour signaler cet autre espace, véritable sujet du tableau. Et, paradoxalement, c’est de leur profusion, de leur exubérance même que vient la dissolution des formes. Privées de point d’appui, elles s’étirent entre les blancs ou se résolvent en contractions lumineuses, sans valeur chromatique.
Paris, 1962-1963
Au retour des États-Unis, un nouveau pas est franchi. Une suite de gouaches datées de 1963 permet de faire le point.
Sur des fonds à peine frottés qui laissent parfois apparaître le support, matières rugueuses, crayeuses, les formes sont dansantes ou indécises. Partout les signes sont décentrés, délicatement distribués aux extrémités de l’espace, le reste du tableau étant comme laissé dans un état indifférent d’abandon. Cela est à la fois fruste et précieux, fugitif et précis.
Le déconcertant dynamisme centrifuge, renforcé par la finesse recherchée des coloris, engendre on ne sait quelle impression d’inachèvement qui fait que l’action picturale, très dense pourtant, tient davantage d’un passage que d’une présence. C’est encore comme si le véritable sujet du tableau est moins à trouver dans ce qui est dit que dans ce qui ne l’est pas.
Mais ce moment privilégié de poésie et de douceur ne dure guère. Fin 1963 la couleur s’assombrit et la tendresse entrevue cède devant une inquiétude puis une violence qui iront en s’amplifiant en 1964.
Paris, 1964
Avec les « Rouge et Noir » (l’élégant raffinement de l’année précédente est balayé par le déferlement dramatique des signes rouges, noirs et blancs : hautes pâtes des figures, torsions, girations, pulsions...
Explosion romantique d’une pensée qui, abandonnant toute retenue apparente, exalte sa véhémence dans une écriture puissante, grave, parfois austère, souvent tourmentée. Et pourtant, le laisser-aller à l’automatisme gestuel apparent est partiellement infirmé par les traces d’une distanciation constante prise par le peintre par rapport au jeté primitif : le premier exposé est en fait souvent repris, modifié, corrigé par grattages ou surimpressions.
La force centrifuge s’exerce ici plus que jamais, non plus en éludant les figures, mais en les formulant, même avec violence, pour les désarticuler et les briser.
La très importante production de 1964 va déboucher sur une interruption quasi totale de travail pendant deux années. Raquel a quitté Paris pour le midi de la France. Période de décantation au cours de laquelle seuls des dessins, quelques rares toiles et une suite tout à fait inattendue d’aquarelles ponctuent, de loin en loin, le silence.
Villefranche sur Mer, 1967-1969
Une nouvelle période est marquée par l’expérience, antinomique au regard des Rouge et Noir, d’un géométrisme sans contrainte.
Certains traits d’écriture utilisés jusque-là disparaissent de la peinture de Raquel et, avec leur élimination, l’époque d’un certain lyrisme est définitivement close : disparition des épaisseurs, raréfaction des lignes courbes et des signes.
D’autres caractères, par contre, s’affirment : sobriété des moyens, fluidité de la matière, « ouverture » des compositions, largement tournées vers l’extérieur. Cette période, capitale dans l’évolution de la pensée picturale de Raquel, est à vrai dire moins géométrique qu’architecturale. C’est-à-dire que désormais, le tableau n’est plus seulement l’espace peint, mais plutôt le point de départ d’un espace qui déborde le tableau et s’organise à partir de lui.
Le peintre devient en quelque sorte cet architecte que Claudel définissait comme celui « qui a vocation par son art d’édifier quelque chose de nécessaire et de permanent. Non pas pour être regardé seulement ou compris, mais pour que l’on vive dedans. »
Surtout, c’est à présent la couleur, non modulée, qui est pleinement chargée de véhiculer l’essentiel de la pensée picturale. Les secteurs chromatiques, étirés en bandes ou juxtaposés en carrés, annoncent l’éclosion proche de 1970, à la fois synthèse et dépassement de tout ce qui a précédé.
Nice, 1970-1971
Les expériences antérieures ont amené le peintre à une pensée simplifiée et renforcée tout à la fois. De simples taches de couleur qui jouent librement selon leur plus clair pouvoir d’expansion rythmique spatiale surgit l’heureux équilibre entre le dépouillement extrême de la forme et le plein épanouissement de l’espace-couleur. Le tableau n’est plus que le lieu d’émergence d’un rythme immobile qui ne doit rien au mouvement, mais bat dans la lente pulsation de la couleur en débordant les limites de l’espace-tableau.
On pense aux lignes de Camus : « C’est parce que c’est comme ça et qu’à une certaine pointe de la conscience on finit par admettre ce que nous nous efforçons tous de ne pas comprendre, selon notre vocation. On sent bien qu’il s’agit ici d’entreprendre la géographie d’un certain désert. Mais ce désert singulier n’est sensible qu’à ceux capables d’y vivre... »
D'après une interview de Raquel par Emmanuel Hocquard