Marcelin Pleynet
Ma collaboration avec Raquel sur le manusrit de "Ma destruction"
Questions à Marcelin Pleynet (extrait)
III — Ce livre fut l’objet d’une rencontre. Comment écriture et peinture se sont ici l’un à l’autre travaillés ? …
Marcelin Pleynet : — Je dirais que la rencontre entre le peintre, Raquel, et l’écrivain, s’est faite sur une démesure, ou mieux encore sur une absence de mesure. Comme beaucoup je ne connaissais Raquel qu’à travers les quelques livres que j’avais eu l’occasion de voir, et auxquels elle avait travaillé. Livres qui m’étonnaient par la sensibilité, la beauté et l’intelligence de leur réalisation. Je pense ici à un certain nombre de recueils d’Emmanuel Hocquard et au petit volume d’Edmond Jabès. Il y a pourtant, si l’on y réfléchit bien, toujours quelque chose d’indéfinissable dans les livres que Raquel réalise pour la collection « Orange Export Ltd. Et cet indéfinissable, au-delà de la qualité spécifiquement littéraire de l’œuvre poétique, tient évidemment à la particularité de l’intervention plastique de Raquel. Dans le cadre de votre quotidien, c’est sur cette intervention que je voudrais réfléchir ici. Et je dirais tout de suite que la qualité de l’intervention de Raquel dans l’espace littéraire qu’elle choisit d’accompagner et d’assumer plastiquement, tient selon moi de ce qu’elle propose du livre une dimension que nous ne sommes pas habitués à lui voir reconnaître, et que l’on ne peut comprendre, que je n’ai pu comprendre, qu’en voyant ses tableaux.
Les tableaux de Raquel ne sont pas faciles avoir, non seulement parce que l’artiste ne les expose pas volontiers, mais parce qu’ils participent d’une ambition métaphysique que notre siècle n’est guère préparé à accueillir. Si l’on explique à quelqu’un qui n’a vu que les livres sur lesquels elle a travaillé pour la collection « Orange Export Ltd. », que les tableaux de Raquel sont de vastes peintures qui peuvent faire jusqu’à 4 m de long sur 3 m de haut, je ne pense pas que l’on donnera pour autant une idée de la place tout à fait particulière occupe de de la peinture de Raquel, mais l’on soulignera – et cela ne manquera pas de faire sens – l’importance qu’il faut accorder dans son œuvre à la double adéquation tableau/livre — livre/tableau. L’œuvre picturale de Raquel n’est comme aucune autre et plus difficile, si je puis dire, qu’aucune autre. Les vastes champs colorés qu’elle propose déjouent l’écran de la peinture en ce que même abstraite la peinture fait toujours, d’une façon ou d’une autre, représentation. C’est, semble-t-il, avant toute chose, à cette mise en échec de la représentation, fût-elle abstraite, que s’emploie Raquel, et pour cela il faut aussi déjouer toute manifestation trop expressive de la couleur. C’est ainsi que la plupart de ses œuvres se proposent comme de vastes champs de couleur qui font énigme ; qui, en un premier temps, font énigme dans la mesure où l’évidence de la couleur traverse la charge référentielle de sa naissance et de son enfouissement.
Cet effet par soustraction se trouvant redoublé de ce que la dimension de la peinture, la vaste dimension de la peinture, déborde le plus souvent, à droite comme à gauche, en largeur comme en hauteur, le champ de vision, supprimant de ce fait toute possible confusion entre l’œuvre et le tableau, et, par voie de conséquence, toute possible représentation. Le critique américain Clément Greenberg prétend que toute surface limitée est un tableau ; Raquel semble s’employer à délimiter la surface qui débordant de toute part le champ de vision, et jusqu’en cette profondeur soufflée de la couleur, pour signifier le rapport de l’artiste, du peintre, n’est pas au tableau (en ce qui ne peut que faire représentation) n’est pas à la mesure du tableau, mais à une démesure (à une dé-mesure) qui n’appartient qu’à l’artiste et que la couleur ici magnifie. À la tradition et à l’ordre référentiel du tableau, Raquel semble préférer un ordre plus abstrait, une autre référence plus abstraite et moins immédiatement mesurable.
Avec ses œuvres, l’ordre de la peinture paraît se délier des listes et des collections d’objets et de figures organisées en tableaux, échapper à la limite des nomenclatures, pour s’identifier au souffle coloré de la voix, à la colorature comme tessiture d’une nomination dont la référence n’est pas les livres mais Le livre (c’est ainsi que les anglais désignent la Bible, « The Book »). Ce qui explique sans doute que l'ouvrage que Raquel a réalisé avec Edmond Jabès soit parmi les plus réussis de tous. Mais entendons-nous bien : la référence au Livre (qui fut, ne l'oublions pas, la source de quasiment toute l'iconographie de la peinture occidentale) ne peut être dans la création de cette peinture qu'une référence abstraite et telle qu'elle comprend inévitablement tout autre livre ; telle qu'elle manifeste la démesure, le hors mesure du Livre. Ainsi, l'artiste se déplace de cette étonnante collection d'ouvrages, dans la mesure de ce que nous appelons les livres, à l'espace sans commencement ni fin de la colorature de la parole, comme celle qui pense les pensées, comme celle qui interprète et pense les pensées et vit du souffle coloré où s'illumine la lettre et l'interprétation...
De ce voyage, de cette errance, on l’aura compris, il ne saurait être question des draps de la peinture. Raquel ne peint pas sur des draps, elle peint sur des sables, elle peint sur des déserts ; ceux que sans le vouloir, ceux que sans le savoir, ceux que sans vouloir le savoir nous traversons. Si je dois m’expliquer l’intérêt qu’elle a bien voulu accorder à MA DESTRUCTION d’un commentaire de Mallarmé, je retiendrais effectivement comme vous le signal, la présence dans ce poème de deux auteurs plus préoccupés que tout autre de cette question du Livre — (Dante et Mallarmé) ; comme je retiendrais que dès le titre, se propose explicitement comme conséquence de toute création, la destruction, encore (en corps) de son auteur. Quant à la mère — que voulez-vous, je reste convaincu qu’il convient de ne jamais oublier que, comme dit le poète, elle est toujours recommencée…
Banana Split n° 4