La couleur des iris
L’électricien de l’immeuble croisa Raquel dans le couloir, devant les boîtes aux lettres.
— ]’ai appris, lui dit-il, que vous êtes peintre.
— Oui, en effet, répondit Raquel.
— Pourrais-je voir votre peinture ?
— Bien sûr. Venez.
Ils se dirigèrent ensemble vers l’atelier, au fond du passage. Quand ils furent entrés, Raquel alluma les spots sur les diptyques et un grand triptyque sombres, presque monochromes, que l’électricien regarda en silence. Puis, un peu surpris, il se retourna.
— Où sont les tableaux ? demanda-t-il.
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À Fez, durant le mois de ramadan, les femmes montent chaque soir sur les terrasses de la médina pour guetter la tombée du jour. Au fur et à mesure que la lumière se retire, un silence particulier s’établit. Le jeûne quotidien prend fin au moment où il n'est plus possible de distinguer sous le ciel « un fil blanc d’un fil noir ».
Alors une clameur joyeuse s'élève des toits et des rues de la ville entière.
Et chacun rentre chez soi
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Raquel montre la peinture dans ces instants où un fil blanc est sur le point de n'être plus différentiable d’un fil noir.
À l’approche des ténèbres.
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Nous n’en finissons pas de différencier, d’identifier, de nommer ce que nous voyons.
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Mais nous ne voyons pas la lumière.
Nous savons seulement qu'elle nous permet de distinguer ce que nous ne voyons pas dans les ténèbres.
Nous ne voyons pas non plus les ténèbres.
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Où sont les tableaux ?
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Hors des jeux de lumière à la surface des choses ou d’un tableau, la sensation que nous avons des couleurs est affaire de langage. Parce que nous disons que le ciel est bleu, que la brique est rouge, nous les voyons ainsi.
En fait, nous ne voyons ni ciel ni brique.
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Raquel dit que ses rouges ne sont pas des rouges et que ses bleus ne sont pas des bleus. Que ses rouges ou ses bleus ne sont pas des couleurs. Mais une tentative de montrer la lumière à proximité du neutre.
Ou la couleur à l’intérieur d’une brique.
Or le neutre n’est pas visible. Nous savons faire, à la lumière, la différence entre un fil noir et un fil blanc.
Mais au moment où cette différence se dérobe à notre vue, nous sommes comme aveugles.
On ne voit pas l’indifférenciation. Si on en parle, on ne peut le faire qu’en termes de prévisibilité.
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Entre les deux panneaux d’un diptyque, d'un noir identique, il n’y a pas d’écart d’intensité visible.
Entre les deux panneaux d’un diptyque, de couleurs différentes, il existe un grand écart d'intensité visible.
Enfin, entre les deux panneaux d’un diptyque, de noirs très voisins, il y a un très petit écart d’intensité visible.
Le neutre est prévisible à la faveur du plus petit écart d’intensité.
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Formes et couleurs apparaissent de pair et disparaissent ensemble à l’approche du neutre.
Mais gardons-nous de croire que cette « disparition » entraîne à jamais la perte de ce qui était avant, car le neutre contient, à l'arrêt, les couleurs les plus éclatantes et les formes les plus exubérantes.
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]ean Tortel me montra un jour, dans son jardin, une rangée d'iris dont les fleurs étaient toutes de la même teinte décolorée, brun rose très pâle : d'année en année, de floraison en floraison, leurs couleurs, naguère diverses et intenses, perdaient un peu plus de leur éclat premier.
Tendance naturelle au repos, à l’indifférenciation, au neutre.
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Cela commence pourtant comme toutes les peintures : avec des couleurs et des formes souvent exubérantes.
Et même une violence singulière.
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J’insiste sur la violence.
Cela commence donc comme un tableau.
À partir de ce tableau commence le travail de peinture. Travail progressif.
Au fur et à mesure que les contrastes s'amenuisent, que les contours et les formes s'estompent, les couleurs cessent d’être des couleurs. Ce qui brillait devient mat.
Jusqu’à ce qu'il n’y ait plus matière à commentaire.
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Jusqu'à ce que quelque chose comme du silence s’établisse.
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Couleur et brillance concernent la surface des choses. Non leur profondeur. Personne ne peut dire que l’intérieur d’une brique est rouge. L’intérieur d’une brique n'a pas de couleur.
La peinture de Raquel montre quelque chose comme l’intérieur d’une brique.
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« Effacement » de la surface. Violence portée au paroxysme : à l’arrêt.
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Cela demande du temps. Toute histoire demande du temps. Et engendre son contretemps.
Venise et son ghetto.
— Il n’y a rien à voir ici. Ici, il n'y a pas de tableaux.
In « Un privé à Tanger », P.O.L., 1987