Emmanuel Hocquard
COMMENT DES PEINTURES DE LIVRE
ou le troisième paysage
Voyez p. ex. lorsqu’on s’étonne de l’existence de quelque chose. Cet étonnement ne peut pas s’exprimer sous la forme d’une question et il n’y a pas davantage de réponse. Tout ce que nous sommes en état de dire ne peut être a priori que non-sens. Malgré cela nous donnons du front contre les bornes du langage.
Notes sur des conversations avec Wîttgensteín. Lundi 30 décembre 1929 (chez Shlick).
Où vient la peinture ? « La peinture me sert de question. » La question est un pli. Elle n’appelle pas d’autre réponse que le dépli des questions qu’elle enveloppe, que la description des questions sous-jacentes.
Les peintures de jardin sont fondées sur un rapport d’alliance entre le jardin et le mur intérieur du viridarium ouvert sur le jardin. Le jardin qui, comme la lumière, entre dans la maison par une ouverture, se déplie en peinture sur les murs de la pièce. L’agencement jardin-mur-peinture constitue le troisième paysage.
À son tour la peinture décrit le jardin comme viridarium. En décrivant sur le mur [intérieur] les questions que contient le jardin [extérieur], les peintures de jardin neutralisent l’opposition dedans/dehors.
Le paradigme diptyque. « Une surface. À côté, une autre qui lui ressemble. Entre les deux une fente d’air. La différence de lumière sur chacune des surfaces fait la différence. » Comment as-tu vu la lumière ? Un angle plat. On ne voit pas l’angle que forment deux murs, deux pages, on voit seulement l’un des deux murs plus sombre que l’autre, ou d’un bleu différent.
Si on regarde les diptyques R comme des tableaux, l’électricien demande :
« Où sont les tableaux ? » Si on envisage le diptyque comme question (chant), on se met en quête des questions incluses (sous-chant). Le sous-chant décrit le troisième paysage.
Diptyque est un volume plat. Multiplicité qui tend à l’unité par effacement des questions sous-jacentes : superposition des couches (polychromie) et juxtaposition des surfaces (polyptyque). Mouvement qui tend à l’équilibre mais y tend seulement (funambule sur la corde d’ombre tendue au-dessus du vide).
Le diptyque R se caractérise ainsi par une double intention : ralentissement chromatique (tendant au sombre, au cendré, au terreux) et reflux spatial (masse non extensive) vers l’entre.
Le rapport d’alliance entre les deux surfaces s’articule à la fente d"air sans lumière, entre elles. Entre, qui par définition est neutre, ne sépare ni ne réunit. Simple suspens entre inspiration et expiration, droite et gauche, etc. Le neutre ouvre le passage discret d’une surface à une autre. Ce discontinu fait du diptyque le paradigme du récit (défini comme suite d’à-côtés où le langage s’emploie au déchaînage des causes).
Entre ne définit pas une dimension. La mesure de l’angle reste la même, quelle que soit la taille des murs, des toiles ou des pages. L’angle [plat] est sans échelle. À la question du centre, la fente d’air sans lumière qui fait tenir ensemble les deux surfaces substitue la question de l’entre-deux.
L’affect diptyque. Rien de moins monochrome, de moins abstrait. Chacune des deux surfaces, un condensé d’affects, stratifiés, ralentis, incorporés. Lent balayage des surfaces. Longs passages manuels. Lentes étendues. Volume plat consolidé par superposition-effacement des sous-faces (sous-chant).
Comment deux ? Deux surfaces ralenties s’augmentent par contagion. Deux volumes plats partagent une fente d’ombre. S’échangent là. Là valant pour ainsi. Une et une. Polyvalence de et. Par et s’échangent les affects, d’un volume plat à un autre. Sous la main et sous les yeux. Des surfaces glissent sous d’autres par contagion.
Le diptyque livre. Je pose l’hypothèse qu’un livre est la description des questions qu’enveloppe le diptyque nom & titre. Comment la peinture et le livre. La peinture entre dans le livre. Césure : le corps. La peinture questionne l’écrit. Elle souligne la question de l’écrit. Ou les diptyques bleus d’Un jour, le détroit. [La question des peintures de livre de Raquel est le paradigme de plusieurs de mes livres, p. ex. Une journée dans le détroit.]
Retournement du paysage. Un mur de jardin. Jardin et mur. Le mur est peint. Le jardin est devant. Le mur est blanc. Ou ocre. Les arbres sont devant. Nouvelle alliance entre mur et jardin : ce n’est plus la peinture qui déplie le paysage sur les murs intérieurs des viridaria, mais les végétaux (leurs agitations, leurs couleurs, leurs ombres mouvantes) qui s’incorporent à distance, dans la lumière du jour qui les sépare, au mur extérieur. Ainsi le livre ouvert. Un dehors.
In « Le cahier du Refuge 115 » Centre international de poésie. Marseille