Hubert Lucot
HYPOTHÈSES ET PARADOXES POUR RAQUEL
On se souvient que Mondrian voulut faire entrer l'espace dans le tableau - et non plus représenter ou créer une portion d'espace. L'espace vécu, vivable: les six parois d'une habitation, ramenées à deux dimensions.
Apparemment monochrome (jamais blanc), le tableau de Raquel, apposé sur un mur (sur un espace à deux dimensions), lui confère une troisième dimension dans un monde demeuré plat.
Cela est le fait de tous les tableaux monochromes (ceux d'Yves Klein, par exemple) - alors que les tableaux polychromes abolissent le support, devenu un environnement négligeable, nous font changer de monde (dépaysement). Raquel va plus loin. De deux façons.
1) A un premier cadre C1, plus haut que large, elle joint latéralement C2, de même taille, et travaille les deux tableaux simultanément. La couleur de C2 est une légère variante de celle de C1: plus claire ou plus foncée, par exemple, ou contenant une invisible deuxième couleur, et l'apparente monochromie «bouge» différemment.
La droite qui sépare, ou unit C1 et C2, est véritablement une ligne: une ligne non dessinée, non tracée, un être géométrique à une dimension, quand tout tracé, aussi fin soit-il, a deux dimensions. Etre physique sans matière, cette ligne exerce le pouvoir d'absorber et de repousser les deux zones qu'elle unit et sépare.
Cela est-il vrai de tout diptyque ? Non ! Dans le diptyque traditionnel, la séparation des deux volets est une charnière, fortement matérielle et non pas puissante des deux dimensions de tout espace peint: la ligne raquélienne introduit, à plat, une troisième dimension dans le double tableau, - souvenir ou préfiguration d'une dimension perdue et à venir (cosmique, analogue à cette quatrième dimension de notre espace courant qui fascine les esprits depuis le début du XXe siècle. (Une telle recherche, une telle réalisation de la «nouvelle dimension» peut être vue dans la fente de Fontana, mais cette fente relève de l'espace courant à trois dimensions.)
Il existe des tableaux de Raquel, généralement de petite taille, qui ne sont pas des diptyques. Nommons-les monoptyques. Sur un espace blanc rectangulaire, deux bandes verticales peu larges sont étroitement jointes; la jonction n'est pas (une) droite. Regardons de plus près: sur l'espace blanc est collée une bande sombre non régulière; sur cette bande, une autre bande, elle aussi non régulière, et décalée vers la droite. Ainsi, en miniature: un diptyque et son support (I'espace blanc); le diptyque se situe sur la droite de l'espace blanc, qui continue après lui. On pourrait dire que, passé le large espace blanc de gauche, un triptyque est composé d'une grosse verticale sombre, d'une verticale plus claire et plus large, et d'un «résidu» blanc.
De tels monoptyques ont valeur d'esquisses. Raquel les réalisa pour le plaisir. Le plaisir de toucher (à) I'espace, de lui conserver existence, unicité, en lui adjoignant «quelque chose» mais sans le charger de matière, de figures. Ce plaisir est analogue à celui de marquer, d'imprimer. Ainsi les nombreux livres «illustrés» par Raquel contiennent, du fait de son «apport», un surcroît d'imprimerie; Raquel opère une matérialisation supplémentaire de la page, de la double page. La fameuse «page blanche», absolue et terrifiante, devient, grâce à Raquel, un aplat concret que l'on aime.
2) Aucun des pans (plutôt que volets) des grands diptyques n'est réellement monochrome. Au cours de son évolution (une dizaine d'années), Raquel a marqué un approfondissement de la couleur unique, dont le clair, ou l'obscur, s'enfonce dans la toile, s'enfonce dans sa monochromie, comme résonne un timbre. Cette pratique d'enfoncement, aux détours fort subtils, a un caractère biologique, ou météorologique: après avoir noté la subtilité de l'espace (la finesse de la géométrie), Raquel note de plus en plus la complexité de la lumière. Il semble que désormais les enfoncements font surface; que, dépôts du composé interne, naturellement et au cours du temps ils viennent à la lumière du jour, où ils rendent compte du travail et des ressources de la profondeur.
Mars 1984. - Venant de la place Saint-Germain-des-Prés, montant la rue Bonaparte, sur la droite, peu avant la place Saint Sulpice, le curieux tourne à angle droit dans une impasse au bout de laquelle il entre dans la galerie Breteau. Celle-ci est, pour quelques semaines, le Musée Raquel. Deux pièces superposées: une pièce plus large que longue et sa mezzanine, moins spacieuse, étagent des diptyques et des gouaches dont l'harmonieuse réunion, dont la chaleur commune rendent Habitable l'espace, lui-même habité par une durée. Cette durée, quelle est-elle ? Le passage, par étapes insensibles, du diptyque monochrome à la résonance du timbre pictural.