Marcelin Pleynet

 

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Les tableaux de Raquel ne sont pas faciles à voir, non seulement parce que l'artiste ne les expose pas volontiers, mais parce qu'ils participent d'une ambition métaphysique que notre siècle n'est guère préparé à accueillir. Si l'on explique à quelqu'un qui n'a vu que les livres sur lesquels elle a travaillé pour la collection. Orange Export Ltd, que les tableaux de Raquel sont de vastes peintures qui peuvent faire jusqu'à 4 m de long sur 3 m de haut, je ne pense pas que l'on donnera pour autant une idée de la place tout à fait particulière qu'occupe la peinture de Raquel, mais l'on soulignera - et cela ne manquera pas de faire sens - l'importance qu'il faut accorder dans son oeuvre à la double adéquation tableaux / livres - livres / tableaux. L'oeuvre picturale de Raquel n'est comme aucune autre et plus difficile, si je puis dire, qu'aucune autre. Les vastes champs colorés qu'elle propose déjouent l'écran de la peinture en ce que même abstraite la peinture fait toujours, d'une façon ou d'une autre, représentation. C'est, me semble-t-il avant toute chose, à cette mise en échec de la représentation, fût-elle abstraite, que s'emploie Raquel, et pour cela il faut aussi déjouer toute manifestation trop expressive de la couleur. C'est ainsi que la plupart de ses oeuvres se proposent comme de vastes champs de couleurs qui font énigme; qui, en un premier temps, font énigme dans la mesure où l'évidence de la couleur traverse la charge référentielle de sa naissance et de son enfouissement. Cet effet par soustraction se trouvant redoublé de ce que la dimension de la peinture, la vaste dimension de la peinture, déborde le plus souvent, à droite comme à gauche, en largeur comme en hauteur, le champ de vision, supprimant de ce fait toute possible confusion entre l'oeuvre et le tableau et par voie de conséquence toute possible représentation. Le critique américain Clément Greenberg prétend que toute surface limitée est un tableau; Raquel semble s'employer à délimiter la surface qui débordant de toute part le champ de vision, et jusqu'en cette profondeur soufflée de la couleur, pour signifier que le rapport de l'artiste, du peintre, n'est pas au tableau (en ce qu'il ne peut que faire représentation), n'est pas à la mesure du tableau, mais à une démesure (à une dé-mesure) qui n'appartient qu'à l'artiste et que la couleur ici magnifie.

A la tradition et à l'ordre référentiel du tableau, Raquel semble préférer un ordre plus abstrait, une autre référence plus abstraite et moins immédiatement mesurable. Avec ses oeuvres, l'ordre de la peinture paraît se délier des listes et des collections d'objets et de figures organisées en tableaux, échapper à la limite des nomenclatures, pour s'identifier au souffle coloré de la voix, à la colorature comme tessiture d'une nomination dont la référence n'est pas les livres mais Le Livre (c'est ainsi que les anglais désignent la Bible, «The Book»). Ce qui explique sans doute que l'ouvrage que Raquel a réalisé avec Edmond Jabès soit parmi les plus réussis de tous. Mais entendons-nous bien: la référence au Livre (qui fut, ne l'oublions pas, la source de quasiment toute l'iconographie de la peinture occidentale) ne peut être dans la création de cette peinture qu'une référence abstraite et telle qu'elle comprend inévitablement tout autre livre; telle qu'elle manifeste la démesure, le hors mesure du Livre. Ainsi, l'artiste se déplace de cette étonnante collection d'ouvrages, dans la mesure de ce que nous appelons les livres, à l'espace sans commencement ni fin de la colorature de la parole, comme celle qui pense les pensées, comme celle qui interprète et pense les pensées et vit du souffle coloré où s'illumine la lettre et l'interprétation...

 

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