Textes
Edmond Jabès
Dix-neuf ans me séparaient, non de la poésie, mais du poème. Et, soudain, là-bas, presqu’ici, derrière les barreaux d'un étroit pays, cinq corps à la respiration vaste, s’écroulaient sous les balles de leurs geôliers ; cinq infinis - un de trop - pour les horizons marqués de sang.
Peut-on arrêter le cours du temps ? L’arbre ne protège pas la route. Des deux mains, soulever le monde. Le rendre à sa conscience aurorale.
Ma plume a-t-elle cherché à capter, dans la plainte répercutée d’un instant, les mots enfouis au fond de ma mémoire afin que, libérés, ils apparaissent, au plus ardent de leur destin, au plus près de leur perte, comme le cri consigné de ma main que l'encre, en le noyant, révèlerait peut-être ? — mais qui ignore encore que le feuillet est l’abîme ?
Mots d'abîme, sans espace dans l'immense et insensible espace, voici, chère Raquel et cher Emmanuel Hocquard, que vous avez créé, pour eux, un univers à leur mesure ; leur univers à votre mesure.
Où ils ne sont plus qu'ombre et poussière d'ombre, la clarté, venue de vous, les inonde. Ah combien, par vos yeux et vos mains, l'invisible est merveilleusement visible.
-
Texte écrit å l’occasion de la publication de
Des deux maíns de Edmond Jabès, illustré par Raquel,
In « Le cahier du Refuge 115 » Centre international de poésie. Marseille
Denis Roche
Mars 1984
Au cœur du cœur de la peinture
Devant les toiles de Raquel qu'elle dispose devant moi, diptyque après diptyque, les accrochant sur deux pitons enfoncés dans le mur blanc de son atelier, je me dis : voilà, je suis immobile, à trois mètres du mur, ce sont les tableaux qui cheminent, mais sans trajet, chacun immobile un instant devant moi. À peine une courte translation entre chaque. Je me dis des mots, des suites de mots qui sont comme arrêtés eux aussi, des mots qui ont à faire avec cette étrange constriction de l'esprit qui a lieu dans ces cas-là : non pas attention de l'esprit, non pas accommodation à l'œuvre d'art, non pas saisissement respectueux devant la création qui a eu lieu. Non, c'est plus singulier : cela tient à ce que Raquel montre des toiles d'abord monochromes, à couleur très dense et lourde à peine moirée en biais (des biais contrecarrés ou, au contraire, qui se prolongent d'un tableau dans l'autre, à l'intérieur du même diptyque) sorte d'épaisseurs quasiment opaques ; puis d'autres toiles où, peu à peu s'anime une sorte d'abîme figé plus clair où je dis, moi, que la couleur paraît venir crever à la surface. Je m'approche, ou je m'éloigne, Raquel éteint les projecteurs ou les rallume, mais l'effet est le même : une sorte d'annonciation se fait, ni mystère ni citation, ni l'Esprit ni l'Histoire : plutôt une insurrection de rouges ou de verts qui viendrait du cœur de la peinture, c'est-à-dire de la toile comme si elle était profonde - mais d'un cœur qui serait son moteur interne, inerte parce que invisible, mais dans un mouvement énorme et obsédant et dont les effluves viendraient crever la surface des 80 Figure derrière la surface, sur la face interne invisible de la peinture. En somme je ne vois que le leurre admirable, le trompe l'œil qui remplit le tout du bouillon entier de toute peinture. Toute la peinture tout simplement cadrée, contenue par la toile rabattue et clouée sur les cotés du bois qui en fait le tour. Ça ne va ni des diptyques à moi, ni de ma pensée, de mon regard, aux toiles elles-mêmes. Non. C'est arrêté en moi, comme c'est arrêté dans le tissu de la toile. C'est empreint à la superficie de l'entonnoir profond, rectangulaire, et il n'y a rien qui aille de l'un à l'autre. Chacun pour soi : la peinture de Raquel est chez elle chez Raquel. Disposée, transverse à notre émotion, muette à notre hauteur, silencieuse derrière sa surface insensée dans laquelle un ordre est établi à jamais, annonce faite une fois pour toutes. La peinture, qui est Art, est un éblouissement dans la demeure qui ne dit rien d'autre que : Voyez, je suis là. Ce que dit l'ange sur le seuil.
Mathieu Bénézet
PETITE BARQUE POUR RAQUEL
1
(PRÉAMBULE)
Y a-t-il une élaboration de la peinture semblable à l’élaboration du sommeil ou du songe ? ]’ai encore le souvenir du jour, dans la cuisine, quand je vous ai osé cette question. Je ne saurais dire, à la vérité, si vous avez répondu. Aujourd’hui, je ne le crois pas. Mais vite vous avez parlé du noir et de la couleur, de la couleur naissant du noir, de la progression de la couleur et de la progression du noir. Vous manifestiez une même attirance, une manière d’obsession (puis-je oser ce mot) pour le noir et la couleur. Une obsession objective, dirais-je aujourd’hui avec le recul du temps, et le renouveau de la couleur sur vos toiles. Une même vocation. J’aime ce terme, à travers ce terme je comprends ce qui vous rattache aussi bien à Raphaël ou Poussin qu’à Rembrandt, à Piero, à une histoire de la peinture, avec encore Goya ou Velasquez, Dürer...
2
Il faut que je vous conte une histoire. Un jour Freud a comparé le fantasme à un mulâtre au teint clair qui pourrait passer pour blanc s’il n’y avait en lui une goutte de cette Afrique intérieure, l’inconscient.
J’ajoute : les larmes tremblent, et on dit que l’Éterne1 essuierait parfois des larmes, mais pourra-t-il jamais essuyer le tremblement d’une goutte d’inconscient ?
Au sortir de votre atelier ces mots me sont venus. J’avais aux yeux votre série Médicis, apparemment consolée, et je compris que c’était là entre ocre, jaune et rouge la partie visible et heureuse d’un continent enfoui. J’ai regretté de ne pas vous avoir questionnée sur les parties cachées.
— M’auriez-vous répondu ?
— Oui. Non. Je ne crois pas.
— Serait-ce que la peinture soit une forme prise en flagrant délit d’être au monde ?
— Ce que je peux vous répondre est : c’est elle, jusque-là c’est elle, avant et après je ne sais pas, je ne sais pas ce dont vous parlez. Cézanne a un jour évoqué la religion du paysage, peut-être que je cherche la religion de la peinture, peut-être non. En confidence, je peux vous dire ceci : ciel et terre sont de la partie, entre les deux, parfois, on constate l’existence d’une éclaircie.
3
Comprenez-moi. Ici, il n’y a ni image ni copie, pas de signe non plus. Ce que tu regardes est une surface à nu, mise à nu par la peinture même. Un lieu tactile, si les mots ne nous abusaient pas, je dirais un lieu de pensée. Regarde bien. Il n’y a pas de cavité, seule à droite et au centre la main du peintre qui est l’objet de ma peinture. J’avance ainsi à l’échappée de l’âme, dans la région de la dissemblance. Je vous l’ai dit, je vous ai parlé un jour de l’enseignement de l’Ange donné à l’enfant dans le ventre de la mère qui est oublié au moment de la naissance et qu’à mesure je peins je retrouve. Freud l’a dit : « la psyché est étendue, n’en sait rien ». Et je ne peux pas préciser ce dont la psyché ne sait rien.
— Pourquoi des empreintes de pierre ? Je vous soupçonne d’aimer le mot monotype ? Dites-moi.
— Oui. Comprenez-moi. Comprends-moi. On ne peut réaliser l’empreinte du temps, pourtant est-ce bien cela que je cherche, que vous cherchez, avec mes pierres je n’assemble pas, c’est posé devant moi et cependant il n’y a pas de réponse, c’est un mystère pour moi-même, ce qui se voit est derrière moi ou devant moi, et pourtant, oui la chose est bien là, posée là.
— Ça ne pèse pas ?
— Non, ça ne pèse pas, et c’est très lourd, une lourdeur aux articulations et au cerveau.
4
Quelqu’un aurait dit : Pourquoi évoquer les degrés de l’âme ? Je ne sais pas : je songe à un exploit lorsque la pensée est suspendue. Une danse devant la chose. C’est de l’ordre de l’expérience. Un entrecroisement, si vous voulez, une soustraction, un retrait mais jusqu’à la lumière. C’est pourquoi ça resplendit, parfois, quand la lumière est là, captive, derrière la couleur, quand ce qui m’a conduit devant la chose pourrait être annihilé par un coup de pinceau, un seul.
— C’est un même trait de pinceau qui achève ou qui détruit ?
— Oui. Inexplicablement. C’est comme cela que j’aime la peinture. Ma sainte victoire.
Quelqu’un aurait dit : Et le diptyque ? Serait-ce une façon d’articuler ce qui échoue, d’attacher l’une à l’autre deux catastrophes, de neutraliser, précisément, l’échouement, l’existence de l’œuvre ?
Dites-moi.
5
Peindre. Il y a toujours une extrémité, une énergie, quelque chose que l’autre fait, une substance. Comme si vous y étiez et n’y étiez pas, du même geste.
— Dehors, il y a une épaisseur.
— Oui.
— Et de dedans, où vous œuvrez, dans le renversement. La question du regard et du souffle.
— Encore ces mots ?
— Oui.
Mais qu’est-ce qui s’abime, s’effondre, par exemple dans vos grands bleus aujourd’hui éployés ? Après l’éclipse, m’avez-vous dit. Une éclipse. Pourquoi cette résurgence en taches bleues ?
Je me souviens que vous étiez partie, devançant je ne sais quel rendez-vous. L’effort de peindre, avez-vous ajouté. Peindre comme on se noie. Pourquoi ces mots auraient-ils un sens ?
Longtemps, vous vous serez tenue sous le soleil d’une mémoire, vous déprenant, vous oubliant (presque). Avec le sentiment que la crise est toujours plus aiguë, plus vraie, et qu’elle s'expose, de toile en toile, plus déroutante, secrète, et immense — comme la continuité de marcher ou de peindre.
— Oui.
Vous auriez insisté sur la formation d’une phrase et d’un récit, d’une teneur sacrée : une intimité, un bouleversement de la chose vivante.
— Oui.
In « Le cahier du Refuge 115 » Centre international de poésie. Marseille, février-mars 2003
Emmanuel Hocquard
PETITE SUITE POUR DAVID
(Dix peintures de Raquel sur papier)
- 1.
Les dix peintures
sont étalées
en deux rangées de cinq
- Elles ont toutes les dix
- les mêmes dimensions
- quarante-six centimètres
- sur cinquante
- -
- Elles tiennent ensemble
- si bien sous le regard
- qu'on n'imaginerait pas
- les voir autrement
- -
- Pas plus que les six kakis de Mou k’i
- on ne songerait à les dissocier
- -
- On les regarde comme un tout
- -
- -
- -
- 2.
- Leur simplicité les met
- à l'abri des appréciations
- timorées ou pédantes
- -
- Mais il n’y a rien
- d'incompatible en elles
- avec un éclat de rire
- -
- Elles appartiennent
- à une série que caractérise
- l’intensité de la couleur
- -
- -
- -
- 3.
- Chacune des peintures
- consiste substantiellement
- en un accord de trois
- ou quatre taches quadrangulaires
- et vives
- -
- plaqué avec fermeté
- mais non sans retenue
- -
- -
- -
- 4.
- Tout a lieu
- dans la disposition
- précisément
- de ces taches
- -
- aux angles ou sur les bords
- -
- Ici
- dans les deux coins du bas
- deux jaunes différents
- l’un plus clair
- l’autre plus foncé
- -
- Un interstice
- les sépare
- -
- -
- -
- 5.
- Là
- sur le bord
- latéral gauche
- à mi-chemin
- entre le jaune clair
- et l’angle vide
- en haut
- -
- la troisième tache
- est d’un ton plus strident
- et doux
- -
- On ne distingue
- aucune trace du pinceau
- Nul ne pourrait dire
- par où cela a commencé
- -
- -
- -
- 6.
- La pluie qui tombe
- derrière les vitres
- n’altère pas l’éclat
- de cette réflexion
- obtenue à partir
- de poudre
- de papier
- et d’eau
- -
- Dans l’alternance
- des passages et des tensions
- on est
- au cœur d’un espace
- affranchi des mesures
-
-
In « Un privé à Tanger », P.O.L., 1987
La couleur des iris
L’électricien de l’immeuble croisa Raquel dans le couloir, devant les boîtes aux lettres.
— ]’ai appris, lui dit-il, que vous êtes peintre.
— Oui, en effet, répondit Raquel.
— Pourrais-je voir votre peinture ?
— Bien sûr. Venez.
Ils se dirigèrent ensemble vers l’atelier, au fond du passage. Quand ils furent entrés, Raquel alluma les spots sur les diptyques et un grand triptyque sombres, presque monochromes, que l’électricien regarda en silence. Puis, un peu surpris, il se retourna.
— Où sont les tableaux ? demanda-t-il.
°
À Fez, durant le mois de ramadan, les femmes montent chaque soir sur les terrasses de la médina pour guetter la tombée du jour. Au fur et à mesure que la lumière se retire, un silence particulier s’établit. Le jeûne quotidien prend fin au moment où il n'est plus possible de distinguer sous le ciel « un fil blanc d’un fil noir ».
Alors une clameur joyeuse s'élève des toits et des rues de la ville entière.
Et chacun rentre chez soi
°
Raquel montre la peinture dans ces instants où un fil blanc est sur le point de n'être plus différentiable d’un fil noir.
À l’approche des ténèbres.
°
Nous n’en finissons pas de différencier, d’identifier, de nommer ce que nous voyons.
°
Mais nous ne voyons pas la lumière.
Nous savons seulement qu'elle nous permet de distinguer ce que nous ne voyons pas dans les ténèbres.
Nous ne voyons pas non plus les ténèbres.
°
Où sont les tableaux ?
°
Hors des jeux de lumière à la surface des choses ou d’un tableau, la sensation que nous avons des couleurs est affaire de langage. Parce que nous disons que le ciel est bleu, que la brique est rouge, nous les voyons ainsi.
En fait, nous ne voyons ni ciel ni brique.
°
Raquel dit que ses rouges ne sont pas des rouges et que ses bleus ne sont pas des bleus. Que ses rouges ou ses bleus ne sont pas des couleurs. Mais une tentative de montrer la lumière à proximité du neutre.
Ou la couleur à l’intérieur d’une brique.
Or le neutre n’est pas visible. Nous savons faire, à la lumière, la différence entre un fil noir et un fil blanc.
Mais au moment où cette différence se dérobe à notre vue, nous sommes comme aveugles.
On ne voit pas l’indifférenciation. Si on en parle, on ne peut le faire qu’en termes de prévisibilité.
°
Entre les deux panneaux d’un diptyque, d'un noir identique, il n’y a pas d’écart d’intensité visible.
Entre les deux panneaux d’un diptyque, de couleurs différentes, il existe un grand écart d'intensité visible.
Enfin, entre les deux panneaux d’un diptyque, de noirs très voisins, il y a un très petit écart d’intensité visible.
Le neutre est prévisible à la faveur du plus petit écart d’intensité.
°
Formes et couleurs apparaissent de pair et disparaissent ensemble à l’approche du neutre.
Mais gardons-nous de croire que cette « disparition » entraîne à jamais la perte de ce qui était avant, car le neutre contient, à l'arrêt, les couleurs les plus éclatantes et les formes les plus exubérantes.
°
]ean Tortel me montra un jour, dans son jardin, une rangée d'iris dont les fleurs étaient toutes de la même teinte décolorée, brun rose très pâle : d'année en année, de floraison en floraison, leurs couleurs, naguère diverses et intenses, perdaient un peu plus de leur éclat premier.
Tendance naturelle au repos, à l’indifférenciation, au neutre.
°
Cela commence pourtant comme toutes les peintures : avec des couleurs et des formes souvent exubérantes.
Et même une violence singulière.
°
J’insiste sur la violence.
Cela commence donc comme un tableau.
À partir de ce tableau commence le travail de peinture. Travail progressif.
Au fur et à mesure que les contrastes s'amenuisent, que les contours et les formes s'estompent, les couleurs cessent d’être des couleurs. Ce qui brillait devient mat.
Jusqu’à ce qu'il n’y ait plus matière à commentaire.
°
Jusqu'à ce que quelque chose comme du silence s’établisse.
°
Couleur et brillance concernent la surface des choses. Non leur profondeur. Personne ne peut dire que l’intérieur d’une brique est rouge. L’intérieur d’une brique n'a pas de couleur.
La peinture de Raquel montre quelque chose comme l’intérieur d’une brique.
°
« Effacement » de la surface. Violence portée au paroxysme : à l’arrêt.
°
Cela demande du temps. Toute histoire demande du temps. Et engendre son contretemps.
Venise et son ghetto.
— Il n’y a rien à voir ici. Ici, il n'y a pas de tableaux.
In « Un privé à Tanger », P.O.L., 1987