Interview audio Raquel Levy-Emmanuel Hocquard - Nice 1971 

Raquel Emmauel Villefranche sur Mer Circa 1970

 

L’ŒUVRE PICTURALE DE RAQUEL, DES DEBUTS À 1971 :
TRANSCRIPTION DE L' ENTRETIEN AUDIO RAQUEL / EMMANUEL HOCQUARD (NICE, 1971) :
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Raquel : Tiens, ça c’était des natures mortes, tout à fait au début. Je n’étais pas encore rentrée aux Beaux-arts.
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Emmanuel Hocquard : C’est vers 1958 que tu es passée de la figuration à l’abstrait ?
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R : J’ai été surprise moi-même par mon premier tableau abstrait, que j’ai fait absolument sans m’en rendre compte. J’étais en train de peindre des fleurs, chez Goetz , je soignais les lignes, le rythme du tableau, et puis j’ai cédé, ça a été comme une espèce d’ouverture, de liberté. Je n’essayais plus de m’enfermer dans ce que je voyais en face – le bouquet, le visage – je cassais tout ça et je faisais mon propre travail.
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EH : Avec ce passage du figuratif à l’art abstrait, as-tu le sentiment que tu as trouvé le vrai commencement de ton œuvre ?
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R : C’est difficile de situer le vrai commencement : où cela a-t-il commencé ? Avec la lecture ? la danse ? Je crois qu’on ne peut pas voir ça comme ça. Le point de départ est en moi, c’est toujours le commencement. Bien sûr, il y a eu le figuratif.
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EH : Pratiquement à partir de 1958, ta peinture n’est plus du tout figurative et ta participation à la première biennale de Paris témoigne d’une indépendance très vive vis-à-vis de cette tradition parisienne dans le cadre de laquelle tu avais étudié jusque-là. C’est un peu comme si l’expérience des ateliers t’avait amenée à prendre conscience de ce que tu ne voulais pas. Est-ce qu’on peut dire que c’est dans une attitude de refus que ta pensée picturale prend vraiment corps ?
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R : Le premier tableau que j’ai fait chez Lhote , il avait demandé : « qui a fait ça ? » - moi j’étais toute tremblante -, il me dit que l’on ferait des bonnes choses ensemble, les autres me regardaient avec envie, mais moi j’avais besoin d’aller plus loin. D’ailleurs il n’y a presque aucun tableau achevé : je n’ai jamais achevé un tableau. Toi-même tu avais remarqué cette sensation d’inachèvement. Le besoin impérieux, c’est toujours d’approfondir, de pousser. Je ne pouvais pas supporter d’avoir des règles. J’avais un professeur aux Beaux-arts qui m’avait expliqué que c’était ou la ligne, ou la couleur : cela m’avait choqué. Pourquoi ces règles ? Si tu t’enferme dans des règles, tu ne peux pas créer.
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EH : Et pourtant on a l’impression, lorsqu’on suit l’évolution de ta peinture depuis le début jusqu’à aujourd’hui, que tu vas vers une sorte d’assagissement, de mise en ordre, un peu comme si tu t’imposais à toi-même une ligne de conduite plus serrée.
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R : Ce que je fais aujourd’hui, qui est peut-être plus austère, c’est moi. Ce n’est pas une règle que je suis, c’est le besoin que je ressens actuellement, même dans ma propre vie. Ce besoin d’aller vivre dans le désert, par exemple, que j’ai actuellement, tu le retrouves dans mes tableaux. Je crois que c’est vers cela que l’on tend toujours.
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EH : En somme on pourrait parler à ton sujet d’a-peinture au sens où on a pu parler d’a-littérature, c’est-à-dire une exigence foncière d’honnêteté envers soi-même sans souci d’être récupéré par la peinture officielle.
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R : Je ne suis pas peintre, je ne veux pas avoir l’étiquette de peintre, je suis moi. Pendant deux, trois ans j’ai arrêté de peindre parce que j’avais trouvé un autre moyen d’expression. Je veux comprendre.
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EH : Te comprendre toi-même ?
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R : Oui. Si demain un autre moyen plus puissant s’offre à moi, je ne serai plus peintre.
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EH : 1958, 1959, c’est l’époque où s’amorce la réaction contre la peinture abstraite. La civilisation industrielle et urbaine engendre à travers ses formes une nouvelle sensibilité esthétique. Beaucoup de jeunes artistes voient dans la nature contemporaine mécanique et publicitaire le nouveau dictionnaire du vocabulaire plastique et se détournent de la peinture. L’objet tend à remplacer le tableau. Toi, Raquel, tu es à Paris. Est-ce que tu n’as pas été tentée, toi aussi, de délaisser la peinture pour l’objet ?
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R : Non, pas du tout. D’ailleurs pour moi la question d’un choix ne se posait pas. Cette contestation de la peinture abstraite, je la faisais aussi. Je la faisais aussi dans la peinture au lieu de la faire hors de la peinture. Par ailleurs, chez ceux qui passaient de la peinture à l’objet, il y avait la préoccupation chez eux de trouver des modes d’expression plus en rapport avec l’évolution technologique et intellectuelle de la société. C’est un problème qui ne m’intéressait pas véritablement. Mon regard était plutôt tourné vers l’intérieur, en moi-même. En somme, les projets respectifs des avant-gardes de cette époque - pop art, art cinétique, nouveau réalisme, etc. – et la peinture abstraite représentaient deux directions de recherche différentes plutôt qu’opposées. J’avais mes amis chez les anti-peintres comme chez les peintres. Je me souviens avec Lourdes Castro , Berthelot , on allait faire les poubelles, parce qu’ils faisaient des collages avec tout ce qu’ils trouvaient dans les poubelles. Tout ça me plaisait, mais ce n’étais pas pour moi. D’abord, j’étais trop paresseuse : découper des métaux, coller, chercher… c’était trop de travail pour moi. A part quelques collages antérieurs à 1960, je n’ai jamais éprouvé le besoin de recourir à un autre moyen que la peinture.
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EH : A partir de 1959, ce qui caractérise ta démarche picturale, c’est ta façon de traiter l’espace, ta façon d’introduire dans le tableau des dissonances par rapport à la conception classique de l’espace-peinture, apparition de courbes qui décentrent la composition, déhanchement des surfaces, qui sont déséquilibrés par la juxtaposition de secteurs d’inégale densité, dislocation des masses par désarticulation, par éclatement ou agglutination.
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R : Oui, l’espace est très important pour moi. A l’époque, j’étais très proche de la pensée picturale de Sam Francis , ces espèces de tableaux qu’il faisait avec des taches de couleur sombre, sous lesquelles on sentait un autre espace. J’avais ce besoin d’ouvrir l’espace, de voir ce qu’il y avait au-delà de cet espace premier – comme dans la vie : tout a l’air bien ordonné, il y a une logique en principe, et en fait il y a des fissures, on peut voir qu’il y a autre chose. L’espace est vraiment un mystère, d’où ce besoin de désarticuler. Le tableau ne donne pas un espace rassurant, car finalement tout cela est inquiétant.
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EH : 1960-1961, Etats-Unis : ce voyage aux Etats-Unis, sur le plan personnel, qu’est-ce qu’il t’a apporté ?
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R : Il m’a énormément apporté sur le plan personnel. C’est la conquête d’une dimension. Je suis arrivée à New York, j’ai fait tout le tour : je suis passée par Chicago, j’ai traversé le Canada (c’était splendide, des grands lacs qui n’en finissaient pas), et puis toute la côte du Pacifique. J’étais avec John Koenig et je l’ai converti à la marche à pied, on a visité ces plages immenses, c’était fantastique. Et puis ensuite, depuis San Francisco je suis revenue toute seule : j’ai traversé l’Arizona, le Texas et ses montagnes rouges. A New York, les ateliers sont très grands, on peut faire des toiles immenses, qui sont les toiles que moi je rêve de faire. Je trouve que jamais les ateliers ne sont assez grands.
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EH : Et sur le plan de la peinture, qu’est-ce que ce séjour t’a apporté ?
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R : Je connaissais déjà les peintres américains, donc il n’y a pas eu de grande révélation, à l’exception de Rothko. Je n’avais jamais vu ses toiles et au musée d’art moderne de Washington, il y a trois ou quatre de ses toiles dans une des salles. Je venais régulièrement et je restais des heures dans cette salle. Je ne peux pas dire comment ces toiles étaient peintes, mais ce qui importait c’était l’état dans lequel on se trouvait quand on restait dans le silence face à soi, face à lui. Rothko pour moi est une révélation.
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EH : Et puis il y a ton exposition à Washington avec des toiles que tu avais apportées avec toi et d’autres que tu as faites en Amérique. De celles-ci on peut dire qu’elles se situent bien dans la ligne de ce qui avait précédé : une écriture rapide, avec peut-être plus d’exubérance, d’aisance aussi et de liberté dans la profusion des signes-couleur qui s’effilochent à travers l’espace, pour aboutir même, dans certaines toiles, à une véritable dissolution des formes, qui sont comme mangées par des zones lumineuses, qui n’ont même plus de valeur chromatique.

Après ce long séjour aux Etats-Unis, tu rentres à Paris, mais tu n’y resteras pas longtemps. C’est l’époque où tu continues à voyager beaucoup : le Portugal, tu voyages en Europe, jusqu’en Autriche, tu restes à Viennes, presqu’une année. Tu continue à travailler mais l’on n’a pas beaucoup de traces de tes tableaux durant ces années. Mais en 1963, on a gardé toute cette série de gouaches que tu as peintes en Corse et qui permet de faire le point. Un nouveau pas a été franchi. On pourrait ici presque parler de dépouillement : fonds à peine frottés qui laissent apparaître le support, matière crayeuse, rugueuse, formes dansantes et indécises. C’est à la fois fruste et précieux, précis et fugitif, et tient davantage d’un passage que d’une présence. Partout l’action picturale est décentrée, délicatement déstructurée aux extrémités de l’espace. De là, on ne sait quelle impression d’inachèvement. Jamais encore le dynamisme centrifuge des compositions ne s’était exprimé avec une telle aisance. La délicatesse des couleurs elles-mêmes y participe.
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R : C’est vraiment une parenthèse dans ma vie : c’est une période très calme, sans angoisse. Je peignais très spontanément. J’avais retrouvé un état d’enfance. Je ne me souciais pas de ce que j’avais fait avant, après, j’étais très détendue. Je me rappelle que de temps en temps je me baissais et ramassais de la terre, de l’herbe, des brindilles, je collais ça avec ma peinture sur le tableau. C’était une période de joie.
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EH : Mais ce moment privilégié de poésie ne dure guère. Alors que les formats redeviennent plus importants, vers la fin de 1963, le début de 1964, la couleur s’assombrit et cette tendresse qui a été entrevue semble céder devant une inquiétude et une violence qui vont en s’amplifiant.
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R : Oui, bien sûr, la période de Corse est finie. C’est une période où j’étais si près de la nature ; quand cela s’arrête, je me retrouve à Paris, dans le système, avec un bouillonnement de questions, d’angoisses. Je remets alors même en question ce paradis artificiel de Corse. Je me retrouve en plein dans l’absurde.
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EH : 1964, Paris. Avec les rouges et noirs, l’élégant raffinement de l’année précédente est balayé par le déferlement dramatique des signes rouges, noirs et blancs : hautes pâtes des figures, torsions, girations, pulsions, explosion romantique d’une pensée qui, abandonnant toute retenue apparente, exalte sa véhémence dans une écriture puissante, grave, parfois austère, souvent tourmentée. Et pourtant c’est en présence d’un faux baroque que nous nous trouvons. Le laisser-aller d’un automatisme gestuel est partiellement infirmé par une distance constante prise par le peintre, par rapport au jeté primitif. Le premier exposé est en réalité repris, corrigé, modifié par grattage, surimpression, lacération. La force centrifuge s’exerce ici plus que jamais, non plus en éludant les figures, mais en les formulant pour les désarticuler et les briser.
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1964 débouche sur un voyage en Provence, où Raquel vient chercher lumière et isolement. Période de décantation, durant laquelle seules quelques rares toiles et une suite tout à fait inattendue d’aquarelles ponctuent, de loin en loin, le silence.
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1967-1968, Villefranche-sur-Mer. Une nouvelle période est marquée par l’expérience – antinomique au regard des rouges et noirs – d’un géométrisme sans contraintes. Certains traits d’écriture, utilisés jusque-là, disparaissent de la peinture de Raquel et avec leur élimination l’époque du lyrisme semble définitivement close : disparition des épaisseurs, raréfaction des lignes courbes et des signes. D’autres caractères par contre s’affirment : ouverture des compositions, fluidité de la matière, sobriété des moyens. Surtout, c’est à présent la couleur, non modulée, qui est à présent pleinement chargée de véhiculer l’épaisseur de la pensée picturale. Les secteurs chromatiques, étirés en bandes, ou bien juxtaposés en carrés, annoncent l’éclosion proche de 1970, à la fois synthèse et dépassement de tout ce qui avait précédé. Après le géométrisme qui avait constitué une sorte d’ascèse, recherche de l’intensité par la suppression du superflu, la fin de l’année 68 et 1969 voit le retour à une courte période de lyrisme très contrôlé il est vrai, avec à nouveau le geste et les signes, souvent larges et noirs, qui tranchent sur la couleur uniforme de l’espace.
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1970-1971, Nice. Les expériences antérieures ont amené le peintre à une pensée affinée et renforcée tout à la fois. De simples taches de couleurs qui jouent librement selon leur plus clair pouvoir d’expansion rythmique surgit l’heureux équilibre entre le dépouillement extrême des formes et le plein épanouissement de l’espace-couleur. Une simplicité complète coûtant bien moins que tout. On pense aux lignes de Camus : « C’est parce que c’est comme ça. Et qu’à une certaine pointe de la conscience, on finit par admettre ce que nous nous efforçons tous de ne pas comprendre selon notre vocation. On sent bien qu’il s’agit ici d’entreprendre la géographie d’un certain désert, mais ce désert singulier n’est sensible qu’à ceux capables d’y vivre. »

 

 


Entretien transcrit le 19/04/2019 par Lénaïg Cariou, Providence

 

 

 

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