Entretien entre  Raquel et Emmanuel Hocquard à propos de la fabrication du livre Un jour, le détroit

 

 

Transcription de l'enregistrement audio

« Emmanuel Hocquard : Tout d’abord, des colonnes. Comme finalement c’est une histoire d’étranglement, conformément à l’étymologie du mot détroit, c’est un peu idiot de mettre énormément de texte là où la voix s’étrangle. Il vaut mieux laisser parler la couleur à ce moment-là. C’est un système de renvoi, d’échos et de bords : les bords du détroit, d’accord, mais aussi les bords de la peinture.

Raquel : Quand avais-tu pensé à ce livre ? avant d’écrire le texte ?

EH : Non, j’ai pensé à ce livre quand j’ai vu les gouaches.

« Ce qui resterait à dire – ce reste – je

connais cela comme l'exacte réplique

de la rive d'en face.

Le récit des bords,

une journée y a suffi. »

Du point de vue purement du sens du texte, si ça s’applique au détroit et à l’écriture : ce qui reste à écrire ne peut être que la réplique de ce qui a déjà été écrit, qui se trouve être en face, de soi, forcément. C’est connu par avance comme une réplique, c’est-à-dire une répétition. Il s’agit de faire du détroit le personnage principal du récit. Un détroit est un endroit où il y a une espèce d’effondrement tectonique entre les deux bords, rempli d’eau. Ce qui fait le détroit ce sont les deux bords, les deux rives. Géographiquement, si tu veux, la rive africaine est celle que je connais, et il se trouve que la rive européenne, dans la distance du temps, est absolument identique à la rive africaine. Quand j’écris « Le récit des bords, / une journée a suffi. », je veux dire par là qu’une journée a suffi pour rendre compte de ce qui sépare les dix-huit ans, de ce qui sépare un bord de l’autre. Il y a dix-huit ans entre un bord et l’autre. En une journée je m’aperçois que ces dix-huit ans tiennent en une seule journée. Je pense que le livre devrait s’ouvrir sur cette page, simplement de texte, et faire suivre cela d’un diptyque. Ce qui vient après c’est un diptyque bleu. Deux pages.

R : Quand on avait parlé de ce livre, tu avais un projet bien précis : est-ce que c’était parler de la peinture ? Ou est-ce que c’était écrire un texte à partir des gouaches ? Je ne me rappelle plus.

EH : C’était ni parler de la peinture, ni faire un texte à partir des gouaches. C’était simplement faire du texte l’autre bord. Un bord qui serait peinture et un bord qui serait écriture. Qu’on puisse lire indifféremment la peinture comme texte, comme texte non signifiant, ou non producteur de sens, et l’écriture comme retrait de sens. Tu vois l’étranglement, l’étymologie du détroit. Et ensuite, les deux pages qui suivent en diptyque, avec le texte à gauche.

« Toi, dans la plus grande abstraction

des choses quotidiennes, le mélange des

eaux. Tout est en place.

Parle. « Je dirai comme toi. » »

Ce qui est dit dans ce texte, c’est que les deux bords du détroit sont identiques, et que tout énoncé est la réplique d’un énoncé qui précède. Ce n’est pas une réplique qui relance, c’est une réplique qui redouble. Tout ce qui peut se passer, c’est cette répétition. Tout est en place. Il ne peut rien se passer, puisque tout est en place. Il n’y a rien à introduire de plus ni dans l’écriture, ni dans la peinture, ni dans le rapport avec l’autre. C’est comme le diptyque, une fois qu’il est là, tout est en place. C’est le décalage qui fait le diptyque, ce n’est pas la répétition.

« Tu restes la mémoire. Tu avances dans

le détroit, ni terre ni air. C'est un lieu

où la voix s'étrangle. Il y a longtemps

Le personnage est resté à terre. »

 « Une commune fatigue du vêtement

et du dos; ce lieu usé par les vents

: une fumée claire entre les maisons. »

« le/ bois de la planchette ayant travaillé,

le langage familier s'est rompu au

milieu du chenal. »

C’est une allusion à une icône grecque qui se trouve dans un petit monastère dans une île. Je crois que c’est une icône qui représente Saint-Georges en train de terrasser le dragon, quelque chose comme ça. Le bois a travaillé et l’icône s’est fendue.

R : Et pourquoi vient-elle là ?

EH : Elle vient là à cause du détroit, qui est quand même une faille, un endroit où il y avait une cassure. Au niveau de l’écrit, ce qui s’est cassé c’est la langue. Ce qu’il y a entre les deux bords c’est une défaillance, une faille. C’est là que ça se passe, de même qu’entre deux toiles ou deux gouaches d’un diptyque, il y a cette cassure. La planchette n’est pas seulement le support de l’icône, sur le morceau de bois, c’est aussi le support de l’écriture, en l’occurrence le livre, le livre qui est toujours un diptyque, dans sa forme matérielle, donc il y a quand même cette cassure dans le livre, elle est inscrite dans la forme même du livre. Il serait quand même étrange que l’écriture taise toujours la forme de diptyque du support où elle s’inscrit. C’est quand même incroyable que l’écriture fasse comme si elle ne s’inscrivait pas dans un livre. Que ce soit toujours passé sous silence, ça : la forme du support.  Ce n’est pas du tout une apologie du livre, que je fais là. Mais je trouve étonnant, quand même, qu’on fasse des livres depuis si longtemps qui ont cette forme et que jamais personne n’ait parlé de cette fracture médiane – je ne peux même pas parler de pliure parce que c’est vraiment une fracture : quand tu ouvres un livre, tu le casses à cet endroit-là. De toute façon ce livre-là ne sera pas broché. Là où la fracture apparaîtra, elle apparaîtra côté peinture, et pas côté texte. Mais qu’on n’ait jamais pris en compte dans l’écriture qu’il y avait toujours une page de texte face à l’autre, qui se refermait dessus par superposition du bord. C’est sûr que c’est à partir des diptyques que j’ai pris conscience de l’analogie qu’il y avait entre le livre et le diptyque. Ça ne m’en étonne pas moins, qu’il ait fallu passer par la peinture, qui est tellement non signifiante, pour que tout à coup devienne évident que l’écriture aussi s’inscrit dans un espace qui est fracturé. C’est comme s’il y avait un préalable presque originel à l’écriture.

R : On pourrait relier cette écriture de ma passion du travail pour le vide, tout cela n’est pas innocent, n’est pas un hasard…

EH : Il faut faire attention de ne pas immobiliser un regard qui deviendrait théorique et qui viendrait s’abstraire de la seule chose qui est dynamique, cette fabulation, c’est-à-dire de construire une énorme fiction, un énorme théâtre. Il s’agit seulement de pousser, au maximum, avec les instruments de la logique, une chose qui est de l’ordre de la fiction, de l’ordre d’une fiction. A partir du moment où je fais entrer mon écriture dans ce point de vue qui me vient de la peinture, l’espace de l’écriture est un espace qui a une fracture centrale. Donc la langue elle-même est marquée désormais par cette brisure, quel que soit le texte, quel que soit ce qui vient. À partir du moment où je fais entrer ce personnage qui est la fracture dans l’écriture, ce personnage ne peut pas sortir. Le détroit est un personnage, ce n’est pas une métaphore. Il y a quelque chose qui garderait une identité propre tout en renvoyant à l’extérieur. C’est quelque chose qui assume de jouer son rôle de personnage à l’intérieur du récit, à l’intérieur de la fiction, à l’intérieur du livre, à l’intérieur du travail. Donc ce n’est pas une métaphore ; parce que le personnage endossant ce rôle, le tient. Ce n’est pas une allusion à quelque chose d’extérieur. De même que le détroit comme figure n’est pas une métaphore de l’écriture qu’on abandonne à un moment donné, mais fait partie de l’historique fictionnel, de tout le travail, au moment où on en parle. À partir du moment où je fais entrer la fracture du livre comme élément d’écriture, je continue avec ça ; et le jeu consiste à continuer avec ça jusqu’au bout. Je ne sais pas ce qui en adviendra, mais il faut tenir. Ce personnage on ne peut pas l’éjecter à un moment donné. Ce n’est pas un livre qui se construit – après lequel on pourrait passer à un autre livre – c’est un épisode de la grande Fiction qui s’élabore à travers l’écriture d’un livre à l’autre ou d’un livre à la peinture. Une espèce de fausse totalité, quelque chose qui mime un peu la vie : quand dans la vie un personnage entre, tu ne peux pas lui mettre des couteaux dans le dos parce qu’il te gêne, il est là, c’est pas toi qui le supprime. C’est introduire dans le récit la peinture. C’est montrer, faire voir, que le livre c’est quelque chose qui est cassé. C’est prendre le parti que dans la langue même il y a toujours cette brisure. Pas besoin d’un arsenal lacanien à usage de littérateur ; non, je parle d’une chose très physique : ce matériau qu’est le livre et ce matériau qu’est la langue. À partir de là, quand tu écris, la langue n’est pas une. Il y a un travail d’unification de quelque chose qui est cassé. Où se trouve cette cassure dans la langue, je ne sais pas. Peut-être y en a-t-il plusieurs. Il y a une superposition de cassures. Il y a toujours une cassure, et cette cassure est à différents niveaux masquée. Il y a une cassure entre la langue écrite et la langue parlée. Là aussi il y a une histoire de bords, il y a deux bords. La langue à usage littéraire paraît déjà une théâtralisation de quelque chose qui n’a pas ça pour fonction. La littérature est déjà une activité un peu bizarre. C’est un artifice, comme dirait Rosset. Le récit littéraire fait aussi fiction par ce voile : en faisant comme s’il n’y avait pas cette cassure. On est sur l’autre bord quand on fait de la littérature : c’est une langue qui se tait au monde. »

 

Entretien transcrit le 19/04/2019 par Lénaïg Cariou, Providence.

 

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